Michel Deguy

Michel Deguy

Michel Deguy : Je veux insister sur ce point, encore une fois. Qu’était donc la modernité révolutionnaire du xxe siècle ? Il n’est pas compliqué de se souvenir de ses slogans. Par exemple : « Et du passé, faisons table rase(1) ». Ou bien, comme disait Brecht : « Effaçons les traces(2) ». Il n’est pas question d’effacer les traces. Et ce n’est pas moi qui l’invente : l’époque emballe, recycle, tous les restes. Il s’agit de transformer TOUT en traces, et c’est ce que nous vivons à tout instant. C’est ce qu’on appelle la traçabilité qui commande aussi bien la vidéo-surveillance dans les grands magasins que la lutte contre le cheval roumain dans les épiceries à scandale, dernièrement. Il faut pouvoir tracer son bifteck ! Soi-même, on est un bifteck traçable ! À Londres, n’importe où, il y a douze caméras qui me tracent. On saura exactement où je suis. C’est l’identité moderne : la traçabilité. On est dedans. Mon propos n’est pas du tout réactionnaire ; mon propos est de perdre. Selon mon expression, de « changer en sa perte(3) ».

J’appelle « la relique changée en sa perte » l’Aphrodite de Twombly. Quand le peintre Cy Twombly écrit, grifouille, sur sa toile grise, A-PHRO-DITE (4), ce n’est pas un morceau du culte d’Aphrodite auquel il croit, c’est un certain lien maintenu avec la disparition, un lien avec la disparition de la déesse Aphrodite, en laquelle personne ne croit, même s’il y a çà et là des sectes « Aphrodite », des sectes partout. Cela suppose des visiteurs qui demandent : « Mais où est Aphrodite ? ». Alors ils vont au musée, ils vont aux Antiques, ils voient des Aphrodites de Cnide, de Milo… et puis ils voient le Twombly : c’est la trace. C’est la trace d’Aphrodite dans la peinture. Mais bientôt, quand il y aura une muraille grise où il n’y aura pas écrit « Aphrodite », qu’est-ce qui restera ? Que faire de ces restes du reste ? C’est notre affaire. Et la poésie y joue un rôle très important. C’est pour cette raison que je dis : « Ne pas faire croire(5) ». Je ne suis pas un pasteur en train d’enjoindre « croyez en Aphrodite ! » ou « croyez en le Christ ! », au sens de « c’est un dieu » : mais « faisons comme si ! » C’est comme si Aphrodite était toujours là. « Comme si », au fond, désigne le regard qui continue à apporter du sens à ce qui n’est pas l’objet de foi, dans la foi. Peut-on garder du sens – c’est-à-dire noétique, spirituel, bref du sens pour l’esprit – à ce qui n’en a plus dans la foi ou dans la croyance ?
Quand je recours moi aussi à des petits morceaux de mythe, à des mythèmes qui trainent partout, faisant un poème comme récemment sur Danaé, Danaé dans le lit(6), je sais bien que Danaé provient de la mythologie grecque. Mais il n’y a là aucune croyance en Danaé. Je me sers de Danaé, en rapprochant le mythe de la pluie d’or de Zeus tombant sur Danaé – si je peux dire ! –  avec l’or et le bleu d’un certain peintre, Béatrice Casadesus. Pour parler de ce peintre, je fais usage d’un reste de mythe – d’une relique, d’une relique de croyance –, et je fais ce poème qui s’adapte, qui est une lecture de cette toile en particulier : « Danaé dans le lit ». Tout cela a affaire évidemment à sa propre tradition.

[Texte extrait de Michel Deguy, noir, impair et manque, dialogue avec Bénédicte Gorrillot, « Chapitre VII: l’abattage des générations », à paraître dans la collection « Les Singuliers » des éditions Argol.]

Notes :
1. extrait de « L’Internationale », composée en 1871 par Eugène Pottier.
2. début d’un poème de Bertolt Brecht commenté par Walter Benjamin dans Le Caractère destructeur (1931).
3. Michel Deguy, Spleen de Paris, Galilée, 2001, p.35.
4. Cy Twombly, Venus, 1975, in oil stick, graphite and collage, Gagosian Gallery, New York.
5. Voir chapitre 1 « J’ai inventé cette déception ».
6. Michel Deguy et Béatrice Casadesus, Danaé dans le lit, (poème de M. Deguy et sérigraphies originales de B. Casadesus), éditions Écarts, 2008. Poème republié dans N’était le cœur, Galilée, 2011.

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