Elitza Gueorguieva

Elitza Gueorguieva ©Phil Journe

La deuxième personne singulière

« Ta mère est furieuse et ses deux yeux ne forment plus qu’un seul rayon X qui te scanne de la tête aux pieds. Tu ne peux pas devenir Youri Gagarine car il est :

a) un homme,
b) soviétique,
c) toujours souriant, discipliné et opérationnel contrairement à toi qui es :
a) une fille,
b) bulgare,
c) dont la seule préoccupation est de faire des bêtises,
te dit ta mère, en reprenant ta fameuse méthode d’énumération des phénomènes de la vie qui aide à mieux la concevoir. »

Elitza Gueorguieva, née en 1983 en Bulgarie, vivant en France depuis ses vingt ans, écrit, filme, parle live (avec des malicieux complices comme Benoît Toqué ou Aliona Gloukhova), entreprend des travaux avec Olivia Rosenthal, qui fut sa professeure au sein du master de création de Paris VIII : pas de hasard ici, la question d’énonciation est également au cœur du travail de Rosenthal, structurant ses textes – la question du comment se dire produit ce qui est dit autant qu’elle l’accompagne et transmet.

Dans le premier livre d’Elitza Gueorguieva, Les cosmonautes ne font que passer, le monde nous apparaît par le langage (c’est un peu le principe de la littérature, me direz-vous), mais dans la conscience de cette narratrice, enfant des années 80 d’un pays de l’Est nommé Bulgarie, le monde, il s’invente en même temps que le langage (officiel, notamment) le masque ou le découvre. Le malentendu prend ici sa pleine place, entre « conquêtes spéciales », « vrais » et faux communistes : ce que l’enfant entend ou distingue mal, ainsi retranscrit, permet d’entendre plusieurs choses à la fois.

De ce point d’énonciation et de formulation doublement autre, à la fois enfant et étrangère, de cet absolu premier degré à côté, naît un plaisir du trouble, langagier, et plus largement, de la perception. La réalité est renversée, réalités intimes mais aussi sociales, politiques, se voient re-formées plus que déformées. Et ce haut degré de fantaisie et d’étrangement – haut estrangement, bien au-delà d’un simple effet d’exotisme – produit une forme de fixation à la fois drôle, inventive et bigrement révélatrice, révélatrice des états fluctuants du monde au dehors, celui des grands, des adultes. Celui de ce monde officiel, celui du pouvoir, qui dans la période considérée (la fin symbolique et concrète du bloc communiste dans le passage des années 80 aux années 90), particulièrement mouvante, offre un sacré terrain d’exploration et de jeu à cette fantaisie.

L’invention littéraire, depuis ce regard enfant, ouvre des possibles, multiples, dans la perception immédiate comme dans sa remémoration : possibles individuels (voies qui s’ouvrent au personnage), et possibles partagés (voies qui s’ouvrent à l’interprétation, à celle ou celui qui lit).

Guénaël Boutouillet, 2017

 

Extrait de la performance d’Elitza Gueorguieva, enregistrée jeudi 9 février 2017 au lieu unique à l’occasion du cycle « Poèmes en cavale ».

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