Eleni SIKELIANOS (poète américaine)

Eleni Sikelianos par Phil Journe

« If poetry is / la mémoire de la langue », écrit Eleni Sikelianos dans son plus récent recueil Make Yourself Happy (2017), dans une « traducitation » de Jacques Roubaud, dont elle a par ailleurs traduit Échanges de la lumière en 2009. Voilà une porte d’entrée dans une écriture qui mêle stratification et hybridité pour dire l’insaisissable complexité de la perception d’un lieu ou d’une personne, et pour en explorer les diverses facettes par le biais du multilinguisme, d’archives visuelles, de ruptures syntaxiques ou de jeux typographiques. Autant porté par une ambition épique que marqué par l’héritage du fragment moderniste, son cinquième recueil The California Poem (2004, traduction 2012), compile un mille-feuille sous le signe de la trace et de l’effacement : bouleversements de la tectonique ou des colonisations, perte du lieu de l’enfance, extinction écologique. À ce poème-paysage se sont ajoutés deux récits-portraits, « The Book of Jon » (2004, traduction 2012) et « You Animal Machine » (The Golden Greek) (2012, traduction 2017) qui mêlent prose et poésie, textes et photos, dans une écriture de la (dé-)construction du souvenir et du « soi », insaisissables ou mouvants, autour de deux figures hors-normes au destin chaotique : un père héroïnomane et une grand-mère danseuse burlesque, mariée cinq fois.

Ce deuxième livre se construit autour des fragments d’une photo de cette Fille Léopard finalement reconstituée en fin de volume : un démembrement (to dis-member) au service du souvenir et de la recomposition (to re-member) de la personne, ou de la langue qui tour à tour l’esquisse ou l’occulte. L’hybridité des formes est ce qui permet, au gré des chocs qu’elle procure, de voir au-delà de ce qui d’abord aveugle.
Dans sa poésie, l’agrammaticalité et les tensions que créent les ruptures du vers ou son étoilement sur la page participent de ce démembrement de la langue pour mieux s’en souvenir, mieux la rêver ou encore la mettre à l’épreuve d’une expérience permettant d’observer le sens en train de se former. Au cœur de Body Clock (2008), cette préoccupation est intimement liée à l’expérience de la grossesse, des effets physiques que ces changements ont non seulement sur le corps de la poète, son état – qui la laisse sans langue : « an experience in which I found my self languageless » –, sa perception du temps, mais aussi sur le « corps » du poème, ses possibles incarnations sur la page, ou sa gestation par l’intermédiaire de dessins amateurs devenus matrices de l’écriture.

If poetry is… l’ombre de la langue pourrait-on conclure pour introduire cet extrait de son avant-dernier recueil The Loving Detail of the Living and the Dead (2013, traduction 2017). On y trouve l’ombre et tous ses avatars, que ce soit celle des fantômes des proches qui errent dans les dédales de la mémoire ; l’ombre des textes familiers, comme l’allégorie de la caverne ; la naissance de l’ombre dans l’histoire de l’art, ou son usage militaire ; les ombres portées de l’histoire et des civilisations, et plus généralement du monde du vivant, dont certains poèmes cherchent à offrir un résumé en miniature. Et ce sont tous ces détails qui tissent la présence et l’oubli des vivants, autant que des morts, dont il s’agit de faire, avec tendresse, l’inventaire.

Béatrice TROTIGNON

Extrait de lecture d’Eleni Sikelianos, poète américaine et Matthieu Prual (saxophone) lors de Poèmes en cavale, jeudi 31 mai 2018 au lieu unique.

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