Karine HENRY

Karine Henry © Chama Chereau

Karine Henry exerce un beau métier. Le plus beau peut-être, puisqu’elle est libraire. Je le dis en connaissance de cause.
Comme tout bon libraire, elle aime la danse des mots sur la page, et qui plus est, elle aime aussi la danse, et les mots pour la dire.
Comme tout libraire (du moins beaucoup) elle a rêvé d’écrire, elle a même commencé d’écrire avant d’être libraire, parce que lire et écrire dit-elle sont deux versants d’une même chose.
Un premier roman, La désœuvré (Actes Sud, 2008), trouve un bon accueil public et critique. Il y est question déjà de création, de folie et de mort. Comment créer, et vivre en artiste dans un monde où rien ne vous est épargné, comment être libre quand le réel ne cesse de vous rattraper. Barbara, l’héroïne de ce livre, exigeante, tyrannique, a voué sa vie à l’écriture, y sacrifiant tout et tous.
Dans La danse sorcière second roman (Actes Sud, 2017), qui nous réunit ce soir, c’est encore un portrait de femme, terrible, entière, puissante, qui nous est proposé. Elle s’appelle Else, et a voué sa vie, à une autre forme d’écriture. Celle du corps. La danse.
Elle lui a donné sa vie, voire sa raison.

Pour devenir la grande danseuse qu’elle est, l’Étoile comme l’appelle le directeur de sa compagnie, a suivi tous les grands chemins. Formée à l’Opéra Garnier, le saint des saints de la formation classique, elle rejoint la troupe de Pina Bausch, puis devient la danseuse phare d’une compagnie indépendante. Elle est, quand on la découvre dans le roman, une artiste accomplie, au sommet de son art. Elle s’impose les projets les plus fous, les plus risqués tels ce Sacre du printemps, « ballet terrifiant » favorisant comme « une remontée dangereuse des forces primitives ». Il semble que tout lui ait réussi, elle travaille beaucoup, voyage, a un mari aimant et attentif, et pourtant… sur elle plane une menace. C’est du moins ce qu’elle ressent. Comme le héros bien connu d’une nouvelle de Maupassant, elle se sent épiée, suivie. Cette hantise, que personne ne peut comprendre ni partager la mène aux bords de la folie.
Demeure cependant pour le lecteur cette question : et si c’était vrai ? On n’en dira pas plus. Le passé d’Else est traversé d’expériences douloureuses, son désir de danse confronté à la mort brutale d’êtres aimés. Ainsi se sent-elle pour toujours coupable de la disparition tragique du père, ou encore d’une grand-mère adorée.
Le roman raconte cela : un lent parcours vers la délivrance, une quête de soi, on pourrait dire une enquête, tant le roman a parfois des allures de roman policier, l’intrigue procédant par révélations progressives, surprises, jusqu’à un dénouement très inattendu.

Roman d’une psychanalyse ? Roman psychologique ? Non, est-il dit page 515, poétique ! Ce roman est avant tout celui de la danse, qui est un formidable poème du corps. Toutes les danses, depuis les grandes chorégraphies que l’on montre à Garnier, jusqu’aux danses sorcières, chamaniques, cathartiques, toutes les grandes figures de la danse moderne traversent ce livre : depuis la Loïe Fuller, à Carolyn Carson, en passant par Mary Wigman, et bien sûr et surtout Pina Bausch, la plus étrange et fascinante des créatrices à laquelle Else voue un culte. « Mme Bausch ? Cette femme possédait une générosité aussi discrète qu’irradiante, c’était cela qui la rendait si belle et si intimidante, cette humanité hors du commun, une justesse sensible forçant au respect… » De ses danseurs, elle dit encore qu’ils étaient « des gens avec de la place pour l’autre en eux ».

Karine Henry par sa totale maitrise du sujet réussit à nous passionner. Elle parvient tout au long de pages extraordinaires à dire la danse, elle nous fait voir le mouvement, comme elle nous fait entendre le Sacre du Printemps.
Ce roman d’une force romanesque peu commune, ne laisse pas intact le lecteur qui, secoué, ouvert à d’autres mondes, en sort plus riche.

Alain Girard-Daudon.

 

Extrait de la performance du mercredi 15 janvier 2020 au Le lieu unique Alexandra Fourier et Marjorie Delle-Case.

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