James Noël (poète haïtien)

James Noël est né en 1978, en Haïti. Ecrivain, poète, acteur, ses textes sont souvent mis en musique, Arthur H notamment, et ce soir, avec Karim Touré, dans une lecture concert.

James Noël a publié une dizaine de livres, en français et en créole, et a participé à diverses anthologies. Il est invité en résidence d’écrivain, dont une à Nouméa, qui a donné lieu à son livre Kana Soutra, magnifiquement préfacé par Ananda Devi. Il a été pensionnaire à la Villa Médicis, à Rome, en 2012. Il commence depuis hier, et pour tout ce mois de mars, un parcours itinérant en Pays de la Loire, Nantes, Saint Florent le Vieil, Liré, Angers, Laval, Le Mans, Saumur, La Roche-sur-Yon, ainsi qu’à Paris.

Il a créé et dirige la revue Intranqu’îllités, revue annuelle, au titre pessoen, imposante avec ses 200 pages, abondamment illustrée, qui accueille le monde entier : Intranqu’îllités est aussi l’émanation de « Passagers des vents », première structure de résidence artistique et littéraire en Haïti.

Dès les titres, la poésie de James Noël est à feu et à sang : Le Sang visible du vitrier (Vents d’ailleurs, 2009), Des Poings chauffés à blanc (Bruno Doucey, 2010), Le Pyromane adolescent, (Mémoire d’encrier, 2013), Cheval de feu (Biennale internationale des poètes en Val-de-Marne, 2014) et jusque dans le livre pour enfants, La Fleur de Guernica (Vents d’ailleurs, 2010) illustré par Pascale Monnin.

À feu et à sang, je prendrai quelques figures complexes, très incomplètes, certes, qui courent dans l’œuvre. Mon texte est déjà beaucoup trop long, ce dont je m’excuse, je n’ai pu y intégrer « l’à feu et à sang » de l’érotisme.

Ma lecture elle-même est sans doute à feu et à sang. J’ai lu les livres en février, après janvier. James Noël est solaire, et j’ai interrogé les éruptions. Il écrit : « Pour construire l’errance, révéler l’erreur de la cohérence ». J’ai tenté de relever le défi. J’ai interrogé cette « révélation », tentant de comprendre comment, (sinon pourquoi), l’errance doit se construire, en espérant vous faire entendre aussi un peu de ce qu’il construit dans cette errance. Ma lecture est partielle et exigeante, elle assume le risque d’une erreur de la cohérence.

À feu et à sang, la figure du vitrier, tout d’abord. Le poète se désigne, et est désigné comme tel. Le vitrier n’est pas ici celui qui pose des vitres, par lesquelles voir et regarder le monde. Le poète-vitrier est celui qui « coupe les vitres / en [s]’ouvrant les veines ». Ce n’est pas seulement concomitance, c’est un moyen, (tout moyen comporte sa violence), pour casser l’illusion qu’une transparence de la vitre pourrait donner le monde sans avoir à ouvrir l’image de soi, pour atteindre l’autre, dédicataire référencé(e) du poème, ou plus généralement le lecteur. « Ouvre mon image pour t’atteindre ».

L’acte d’écrire (de publier, de faire des lectures publiques) est alors une sorte de rituel, sinon sacré ou ordalique, du moins un « pacte » pour un « impact », entre l’écrivain-poète-vitrier et les « pierres » des mots, mais aussi avec le « fieffé lecteur », ou auditeur. C’est la condition de la visibilité, la construction des conditions de toute réception d’une œuvre : « une visibilité renforcée ».

« Je coupe les vitres/ quand ça casse/ un sang coule net dedans ». Ce « coule net » dit la soudaineté, la rapidité, mais aussi l’étonnante propriété du sang de s’ouvrir un dedans, et comme une intériorité, dans la vitre, d’un « par-delà de la vitre » où « éclate la vérité ». Sans aller jusqu’au sous-verre, dont l’esthétique est certainement très éloignée de celle de James Noël, ce « sang qui coule net dedans » s’y fixe sans se figer, et l’on pense à la fameuse phrase d’André Breton, dans L’amour fou, (Gallimard, 1937) : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas ». « Explosante-fixe », telle me paraît être l’écriture du « poète-vitrier ».

 

À feu et à sang, c’est aussi la figure du pyromane-émeutier. Le Pyromane adolescent, c’est celui que l’on sait ne plus être, et qu’on réanime, sachant la part de « tricherie » de « l’entreprise », « pour rallumer à souhait [ses] mains comme une coïncidence d’allumettes ». « Rallumer », ce n’est pas exactement que le feu se soit éteint, mais c’est que le rêve a changé. « à dix-sept ans, il n’avait d’yeux que pour le feu et entendait propager partout sa rage d’incendie. Il ne rêvait que de brûler, brûler, sans langue de bois ». Aujourd’hui, « l’état de pyromanie » reste bien un « prologue », mais, « vice viscéral », [le poète] revendique la « pyromanie comme une poétique ». Et c’est parce que c’est une poétique qu’on peut « rallumer à souhait » les braises. Chez Rimbaud, (et Arthur a eu 17 ans), à qui James Noël a rendu hommage, à Charleville, le « dérèglement de tous les sens » est « raisonné ».

« Mes flash poétiques, loin de toute hystérie, sont l’expression d’une crise de nerfs contrôlée », écrit-il. C’est qu’il s’agit désormais du rêve d’écriture, de poésie, mais où l’on rejoue « à contre-poème », la belle et la bête, « en marge du poème ». Or, symptomatiquement, si « tout poème est une langue/ mise en situation d’émeute », nombre de poèmes qui, pour le dire, utilisent le vocabulaire politique ou social (« des peuples souffrent », les « barbelés du dire ») ou historique (« depuis deux siècles »), voire métaphysique (« depuis mille ans », « depuis la nuit des temps »), ils le font pour rendre compte de l’émotion amoureuse, érotique, cette « émotion » qu’est, étymologiquement, une « émeute ». « Aussi vrai que deux corps connectés par l’amour/ peuvent produire de l’électricité aux quatre coins du monde/ une langue en émeute/ peut capturer tous les silences/ tenus en laisse depuis la nuit des temps ».

Capturer, capter, c’est tout l’enjeu de l’écriture de James Noël. Capter dans un « dire » le feu radical de cet « état de pyromanie » de l’adolescent, sans l’éteindre : ce sont « les poings d’émeutier de la langue », voire « les poings frémissants d’assassinats latents » qui scellent une « fraternité-contre », « qui doit contrarier leur rire », « ils m’ont accusé d’être généreux » et nous serions là dans une révolte-révolution, « pour redonner souffle au mot espoir/ le mot le plus désespéré du dictionnaire de l’homme ». Mais (et je dirai mon sentiment là-dessus), « un poète qui se fâche (…) dans un livre (…) a le droit, écrit-il, de le dire/ sans le faire ». C’est l’interrupteur. « La poésie me sert d’interrupteur, non pour l’éteindre, [cette pyromanie], mais pour l’atteindre » (ce pyromane adolescent, qui court, en « courant continu », « dans tous ses pôles »). Le capter. Le capturer. Capturer le pyromane pour lui donner les moyens poétiques (poïen, c’est « faire », en grec), là où « dire c’est faire », selon la formule d’Austin, (Le Seuil, 1970). Les moyens, donc, de mettre en œuvre une « pyromanie [qui] est en vérité la dernière planche de salut de la chaleur humaine ». D’où, et c’est Villon qui est convoqué, cette fois, « l’urgence d’une poésie qui s’adresse aux frères humains, les appelant à être conscients et solidaires, face aux dangers de mort, de faim et autres cancers programmés qui nous menacent ». Non pas la poésie de salon, précise-t-il, « mais bien sûr celle qui secoue, celle qui provoque des séismes chez l’être, cette poésie peut améliorer la vie ». Si je puis dire, dans toute « fraternité-pour », il faut capturer-capter la mémoire et même l’aiguillon, les braises, d’une « fraternité-contre », si l’on ne veut pas, dans le don même, emprisonner la liberté, blesser la dignité humaine. C’est du moins ce que je crois entendre dans la dénonciation virulente que James Noël fait de « l’humanitaire ».

Ainsi, comme l’écrit le grand poète haïtien Frankétienne, en préface aux Poèmes à double tranchant, la poésie de James Noël est un « engagement à la fois esthétique et idéologique à résonance individuelle et collective ».

À feu et à sang, et ce n’est plus une figure, c’est le tremblement de terre du 12 janvier 2010, « à 4h55 et des poussières », qui a ravagé Haïti et fait 300 000 victimes. « Je ne suis pas venu/ pour vous faire une visite guidée des ruines », écrit-il, et encore : « Du tremblement de terre, je n’ai pas tiré de grandes leçons, à part la terre, et une certaine idée du tremblement ». Et sans doute faut-il respecter cette pudeur. « Je jure mon humanité/ humiliée/ mon humanité fendue en deux/ _ mon humilité _/ bon sang/ flamboyante humanité/ mon seul crime/ c’est que je ne vois/ je ne vois que du rouge ». La fleur de Guernica, le livre pour enfants, délicatement illustré par Pascale Monnin, dit autrement cette même pudeur devant la catastrophe.

La dernière figure que je voudrais évoquer, c’est celle des murs. En Haïti, en 2010, la catastrophe a tout détruit. Mais quand James Noël écrit « Les murs sont tombés », il y a là en œuvre, en lui, une réflexion d’une tout autre teneur. Déjà, en 2010, avant la catastrophe, s’agissant « d’éviter la littérature », il avait écrit : « Faut tout DEMOLIR » et : « Écrire c’est avant tout se démolir ». Déjà, en 2009, dans Le Sang visible du vitrier, il écrivait, dans un tout autre registre : « tes seins me vouent leur double alliance/ plus solide que les murs qui déconstruisent ». Mais il va plus loin dans La Migration des murs, d’abord publié comme livre d’artiste, et qui termine son dernier livre paru, l’anthologie Cheval de feu, 2014. Il est pensionnaire en résidence à la Villa Médicis, à Rome et, parce qu’il ne veut pas « faire le mort », il veut briser un « tabou », et parler des murs. « La civilisation des murs est arrivée à sa fin Pour que les murs redeviennent viables, ils doivent tomber » (et déjà dans la ponctuation, qui ne comporte pas de point). « Abordons le chapitre du monde, proclame-t-il, en gros, ce n’est qu’une histoire de murs ». Maquillage, propriété privée et son « horizon (imposé comme) indépassable », et son apartheid. L’inhumanité des murs est jaugée à son équerre qui ne « saurait (…) avoir une enfance ». Ce que le poète reproche aux murs, c’est leur « universel diktat », en vertu d’une « foi solide en leur existence » (et ceci est dit de la Chapelle Sixtine, « pas plus sexy qu’un autre mur »). Et d’en appeler à un « peuple de maçons de dernière heure qui se retournera d’un seul bond, en reptilien boomerang contre les murs (…), nouvelle cheville ouvrière de la destruction des murs ». « Rome pour cela est le grand temple de la beauté tangible des ruines ». À la « lourdeur de notre époque », dont les murs sont des « preuves matérielles », l’auteur oppose un hymne aux ponts, qui sont comme la « souplesse d’une bonne nouvelle ».

La malléabilité de cette figure de la « migration des murs » en ponts est aussi ce qui permet au « sédentaire éparpillé » qu’est l’écrivain, selon James Noël, de « partir sans [se] fuir ». Ne pas se fuir, c’est ne jamais oublier que : « Entre les mots et la phrase, le poète n’est pas un pont, mais la chute oblique du corps, parachuté dans le risque ». Dans l’écriture de James Noël, il y a de l’oraculaire, du prophétique, de l’apocalyptique, voire davantage. Comme Jérémie, c’est au moment même où il proteste n’aimer ni la poésie des poètes ni les poètes de la poésie, qu’il est le plus « dévot du feu qui [le] dévore ». « Parler en langage », terme paulinien, c’est, pour James Noël, porter haut l’oriflamme du « cheval de feu » : « Je suis prince de feu », insiste-t-il, et nous lui reconnaissons cette identité irréductible.

Jean-Damien Chéné, 2015

Découvrez un reportage vidéo sur James Noël tourné durant sa présence en Pays de la Loire en 2015 :

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