Jody Pou

Jody Pou : une langue vivante.

Jody Pou écrit de très beaux textes en anglais et français, les deux, ensemble.
Et je suis désemparé, sans traduction, des mots me manquent, perdue ma langue, me dis-je, face au texte de Jody Pou, dont ma langue, le français, n’est pas entièrement absente – c’est le pire, me voilà plus désemparé, plus perdu encore ; le pire, me dis-je, ou le meilleur, cette alliance, cet alliage subtil qui détermine l’indécidable et nous égare, I’m lost, me retiens-je de dire car mon anglais comment vous dire, lost, me revient car la façon Jody Pou contamine, nécrose et augmente la langue de son lecteur la lisant.

Pour exemple de l’expérience-lecture Jody Pou, cet extrait de I thought j’irais in bloom :

« J’ai lu qu’à Londre, en 1887, un homme s’est plaint que le rouge profond de ses boîtes avait viré à une sorte de rose-blanchâtre.

La mention of these two-mots ensemble, l’ensemble of the words pinky and white, blanc-rosé, ou rose-laiteux, or whitish-pink, pale pinking white rosé milky pink white-like rose in a quick search, vite, six fois sur dix, vite now, makes reference

To a bunch of chrysanthemums.

À a group of chrysanthemums.

To groups

de chrysanthèmes.

À un ensemble

A rose is a rose as a chrysanthemum.

I thought j’irais in bloom. »

I thought j’irais in bloom, donc, deuxième livre de Jody Pou, a paru en 2014 aux éditions le Bleu du ciel, après Will, qui le précéda, aux Petits matins, en 2009. Les deux livres s’inscrivent dans cette manière-là de faire, qui n’est pas un procédé mais, effectivement, une langue en soi. Une langue vivante. Car il ne s’agit pas de collages, de greffons, de prélèvements d’une des langues insérés dans l’autre – citons Eric Houser sur Sitaudis :

« Ici, la phrase écrite mime le switch oral (passage subit de L1 à L2), tout en le littéralisant puisqu’on est dans le registre écrit donc littéral. C’est pourquoi d’ailleurs le mot de switch n’est pas adéquat, il faudrait trouver autre chose. »

Autre chose. Mots qui manquent. Les textes, de Jody Pou, en anglais et français, sont non-traduisibles (en anglais, comme en français) : la chose pourrait s’envisager vers une autre langue – hormis l’italien, incorporé à l’ensemble au cours de I thought j’irais in bloom – mais même alors, la mission de traduire demeurerait un postulat, une fiction théorique. Car ces textes sont, I repeat, en français et en anglais mélangés, il n’y a pas de prédominance avérée d’une des deux langues : les proportions sont variables (à l’avantage de l’anglais, langue d’origine, souvent) mais le mix est toujours plein. Aucune des deux langues ne prime, aucune des deux n’accueille : il y a une forme de coalescence, français et anglais lovées pour n’en constituer qu’une – me vient l’image du yin et du yang, mais attention, seulement l’image, sans la symbolique appariée – et l’image m’est venue car il est question aussi d’étreintes, et de fluides, de sexe, d’implicite et explicite façons, dans ses deux livres.

L’anglais version française version anglaise – version n’est pas versus : ce qui advient en la lisant, est que ça parle en nous inside, un léger flottement de conscience, une macération mentale douce, un décentrement.

Citons Stéphane Bouquet, à propos de Will :

« Comme Will possède cent voix – celle de Newton, de Pontormo, de Chevreul, de Van Gogh, des traités médicaux du Moyen âge, des gentes femmes et gentilshommes des Lumières, etc. – il n’a pas non plus de centre fixe, d’idée unique, de sens défini. Il est en morceaux. Souvent, j’ai vu Jody Pou se baisser pour ramasser des tessons bleus ou verts et les montrer à la ronde en disant : ça c’est quelque chose. La solution de ce geste est dans le livre. »

Bouquet évoque la question des couleurs, et l’image du yin et yang again me revient (l’image encore, pas son symbole) munie cette fois de sa notice, citons Bouquet encore :

« Le sperme qui est blanc et la peste qui est noire sont les deux premières couleurs de ce livre qui n’arrêtera plus, ensuite, de versicolorer ».

De couleurs il est amplement question dans Will, par l’entremise, de la figure, porteuse et chiffonnée, de Michel-Eugène Chevreul, chimiste et théoricien de la chromatologie. Autant que de fleurs et d’extase mystique dans I thought. De Hegel et d’Anaïs Nin dans Will. Des dents malades de Louis XIV dans I thought. Les éléments font nombre, quand leur identité vacille :

(« Confusing our objects, nos objets se confondent »).

Et quelque chose alors de l’être apparaît.
 « Matter. In bloom » (conclut I thought j’irais in bloom)

Will, (traduction : testament, volition, volonté, détermination) se termine lui par ces deux mots : « Entendez-moi ».

Elle est aussi une excellente chanteuse lyrique, baroque, ainsi que du répertoire contemporain – belle façon de porter haut cette langue vivante, cette langue de vie, qui est la sienne, et de la faire nôtre.

Guénaël Boutouillet, 2015

← Retour