Kadhem KHANJAR (Irak)

© Phil Journé

Kadhem Khanjar nous regarde, une feuille griffonnée à la main, les yeux noirs plongés dans l’objectif, puis il s’éloigne, bondissant, se met à courir en criant vers des dunes.

Voilà la première fois que j’ai aperçu cet homme. Un autre poète qui participait à ce tournage, Ahmed Diaa, expliquait alors que l’endroit vers lequel courait Kadhem était un champ de mines de leur région, celle d’Al Hilla en Irak, l’ancienne Babylone, et qu’eux, derrière la caméra, étaient pétris de trouille, effrayés qu’il explose et les blesse par sa folle témérité.

Les paroles prononcées par le jeune homme dans sa course révèlent toute sa personnalité : « Ceux qui tuent ont peur de la mort, voilà pourquoi ils ne peuvent pas s’imaginer mourir. »

Kadhem n’a pas peur, il est né avec cette mort qui frappe, tout le temps. En entretien, son visage s’illumine, quasi-hilare, lorsqu’il raconte des anecdotes sur son enfance comme cette fois où il a échappé de rien, d’une douche à prendre, à un attentat dans lequel périt son ami venu le chercher pour aller au marché avec lui. Kadhem est en sursis, libre électron increvable.

Pourtant si vivante, la poésie de Kadhem Khanjar évoque de façon récurrente ce profond ennui que lui provoque la violence quotidienne en Irak, si banale que même la mort lasse. Encore des morts, encore des restes humains éparpillés, encore un ami tombé. Rien de neuf sous le soleil qui plaque. Le poète toise les terroristes : leurs efforts incessants pour instaurer la terreur n’effraient plus personne. La population est habituée et chaque nouvelle frappe les galvanise.

Chaque milice est la même. Toutes les mêmes, rien de neuf sous le soleil qui claque.

Kadhem, lui, a l’énergie d’un photon dans les ténèbres, il est ce feu follet que ses propres textes ennuient, il veut de l’action, de la performance. Engagé, il engage son corps à corps perdu n’ayant plus rien à perdre. Tant pis s’il est impossible de lire là-bas, ils feront des vidéos et nous les enverront. On l’a vu ainsi découper son texte en petites ailes blanches qu’il dépose sur une carcasse de voiture explosée en hommage à chaque victime de l’attentat, de la petite fille aux légumes du marchand. On l’a vu gueuler son exaspération à quatre pattes dans une ambulance en marche. On l’a vu, avec ses amis de la milice de la culture (Mazin Mamoory, Ali Thareb et Mohammed Karim), lire en combinaison orange dans une cage en fer pour provoquer l’État Islamique. Et l’on n’a encore rien vu.

Ce qui intéresse Kadhem Khanjar, c’est la parole qui fuse enfin dans un pays où on doit se taire, les corps qui exaltent dans une vie de contrainte, c’est le plaisir pur de la poésie-action, de la modernité dans un monde qui ne jure et ne juge que par la tradition.

Cette fois, c’est décidé, c’est évident, c’est lui qui fera tout exploser, avec sa milice, grâce à la poésie. Ce sont eux qui leur feront peur, par leurs mots, par leur vitalité, par leur tête haute. Kadhem s’arme en lecture de couteaux, de ciseaux. Des lames. En arabe, Khanjar signifie « la dague » et il s’en définit : tranchant et vif, rapide et brillant, il entre dans les lards, ouvre des horizons dans la grisaille, éventre la monotonie. Kadhem est vivant et il est ce qu’il est arrivé de mieux à la poésie depuis longtemps.

Julien d’ABRIGEON

Lectures bilingues, performances et entretien animé par Bernard Martin.
Mardi 28 Mars 2018, 19h30, le lieu Unique.

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