Chung-hee Moon (poète coréenne)

Moon Chung-hee ©Phil Journe

Moon Chung-hee : vive voix

Comme elle nous touche, cette poésie, libre, énergique ! Elle parle de la Corée, depuis la Corée. Mais pas exclusivement : il arrive qu’on se retrouve à New-York ou au Mexique… Cependant, si divers que soient lieux et moments, c’est l’espace-temps même qui s’ouvre. Chacun des poèmes est alors libre de s’y faire « chemin » ou « flèche » : le voici qui se décoche en direction d’un imprévisible « interlocuteur » (selon le mot de Mandelstam). La traduction de Kim Hyun-ja, claire dans la complexité, nous donne accès aux audaces généreuses de Moon Chung-hee, à cette poésie qui ne cesse de conquérir sa liberté.

« Je suis née dans un petit village au sud de de la Corée », nous dit Moon Chung-hee (en postface du recueil), « juste après la Libération de l’occupation colonialiste japonaise (1910-1945). J’avais trois ans quand éclata la guerre fratricide de Corée (1950-1953). Depuis lors, je vis dans un pays divisé en deux, le Nord et le Sud ». Mais si l’histoire tragique de la Corée est évoquée, ce n’est jamais sur le mode poético-idéologique (et Moon Chung- hee, dans « Je suis une mauvaise poétesse », crible la posture de « Monsieur K, le poète du peuple »).

À quel prix a-t-elle pu accéder à sa propre voix, cette femme (née en 1947 dans la province du Jeolla, et mariée, et mère) ? N’a-t- elle pas dû affronter une tradition (« confucéenne ») aux rituels et rôles codifiés ? Lepoème « Les revenants de l’automne » esquisse un espoir : « La tradition familiale ne peut-elle être / légère et fraîche comme le vent d’automne ? » À cette question, la réponse aura-t-elle dû rester négative ?
Si tout, jusqu’au trivial, est devenu, au fil desdécennies, matière à poésie, c’est bien qu’il y aura eu une fragilisation (ambiguë, certes) des dispositions sociales ou familiales prétendument inébranlables…

Les gestes ordinaires (« En faisant la vaisselle » dit un poème) sont ici poussés à la limite, à l’absurde. Ou bien se juxtaposent les activités les plus pauvres et le frémissement – livresque, il est vrai – de la transgression : « je nettoie les anchois séchés. Je lave le riz / (J’ouvre le livre de Georges Bataille sur l’érotisme / et j’entre dans le monde des tabous et des interdits) ». Toujours renaît, dans ces poèmes, une audacieuse énergie sexuelle-génitale, ou « naturelle » (« avec mes cheveux mouillés / je pourrai m’unir à la verte nature millénaire »). Quelle continuité vitale à travers les écarts – par exemple dans « À mon fils ? » : « Quel est ce dieu qui vit / entre toi et moi / pour qu’un long fleuve y coule ainsi à l’infini ». Impossible, dans le temps présent, de ne pas mentionner le poème « Une dent de sagesse ». Il évoque une circonstance très codifiée : « Quand j’ai foulé le sol de Corée du Nord / pour la première fois / pour réciter des poèmes sur la paix / avec des poètes venus de divers pays du globe ». Mais c’est pour faire place à un geste humblement audacieux, pauvre et poétique : « Quand je m’enfonçais dans la montagne verte de Keumgang / soudain j’ai senti une pierre froide dans ma bouche / j’ai craché et j’ai vu que c’était une dent de sagesse cassée / alors je l’ai enterrée avec soin sur la montagne Keumgang / Une dent qui a poussé au Sud / je l’ai plantée dans la chair du Nord comme un symbole ».

Kim Hyun-Ja et Claude Mouchard, 2017

 

Extrait de la lecture-concert de Moon Chung-hee et Sébastien Boisseau (contrebassiste). Lecture en français : Claudine Merceron. Enregistré jeudi 1er juin 2017 au lieu unique :

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