Tracie Morris (poète américaine)

Tracie Morris ©Phil Journe

De Tracie Morris, on connaît surtout la poésie sonore et les performances. Depuis une vingtaine d’années, on a pu découvrir, pour notre plus grand bonheur, ses improvisations enthousiasmantes mêlant le chant, les mélodies scat et les rythmes ska à l’art du bégaiement, de l’interruption, des vocalisations travaillées, ainsi qu’aux complexes procédés steiniens de répétition et permutation.

Parallèlement, Tracie Morris a créé une œuvre plus traditionnelle en composant des poèmes pour la page. En effet, comme elle le dit dans l’introduction à ce volume, son premier recueil bilingue français-anglais, « je me considère avant tout comme une écrivain et artiste de la page. » Bien avant de remporter le prix Grand Slam au légendaire Nuyorican Poets Café de New York et d’accéder ainsi à la notoriété, la jeune femme de Brooklyn était une grande lectrice qui allait se lancer dans des études de littérature.

Hard Korè rassemble vingt-cinq poèmes écrits ces vingt dernières années, des textes aux thèmes et tonalités remarquablement variés. On reconnaît dans ces pages Tracie Morris, figure militante du féminisme noir américain, tant ces poèmes sont animés d’un souffle politique, quel que soit leur sujet. Mais l’œuvre de Tracie Morris est aussi très personnelle, s’inspirant de l’expérience vécue, traitée avec autant d’émotion que d’esprit.

« Tout ce que j’ai écrit ou presque », écrit Tracie Morris dans son introduction, « prend sa source chez d’autres écrivains et artistes. Je leur dois tant. » C’est, dans le meilleur sens du terme « devoir », tout à fait juste. On trouve dans ce livre des kennings qui viennent du vieil anglais, un poème « fanfic », « Son souffle court, coupe », qui remonte au théâtre de Shakespeare, une double sextine « Douzetuor de plaisance » et l’improvisation courageuse sur Tendre Boutons de Gertrude Stein.

Ce poème, intitulé « Consomption » commence ainsi : « Rôti toasté, quel culot, quel coup de main. Cette lampée, ce déhanché. » avant de prendre les accents du dialecte noir dans « “Whassup? Whas’ yo beef?” Why you flexin’? Who made you chief.” » (« C’est quoi ça ? C’est quoi cette embrouille ? Pourquoi tu bombes le torse ? Qui t’a fait chef ? ») Tracie Morris ne cherche pas à cacher ce qu’elle doit aux autres ; comme souvent en poésie, l’anxiété de l’influence est aussi productive. Ces poèmes à l’écriture dense mêlant mots composés et néologismes évoquent des modèles aussi improbables que Swinburne et Christina Rossetti. En lisant Tracie Morris c’est surtout à Gerard Manley Hopkins que l’on pense, à sa virtuosité lexicale et syntaxique, comme lorsqu’il écrit « Mon cœur caché, / touché, s’est ému pour un oiseau —toute éminence et maîtrise. » dans Le Faucon. En effet, on pourrait tout à fait parler de « sprung rhythm », le rythme abrupt ou bondissant, cette forme poétique inventée par Hopkins, pour décrire les poèmes « pour la page » de Tracie Morris : ils offrent la preuve que cette poète est non seulement une grande improvisatrice sonore mais aussi une impeccable mécanicienne « littéraire ». Peut-être ces deux facettes définissent-elles la gémellité de Tracie Morris : comme elle le dit elle-même, « À chaque fois que je suis face à un choix du type fromage ou dessert, ma réponse est presque toujours ‘les deux, s’il vous plaît’. »

Vincent Broqua, 2017.

 

Lire la note de lecture sur Hard Koré, novembre 2017

Extrait de la performance de Tracie Morris au lieu unique lors de MidiMinuitPoésie #17, samedi 25 novembre 2017 à Nantes.

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