Bénédicte Vilgrain

Si vous imaginez une langue monosyllabique dont l’alphabet compte trente consonnes et quatre voyelles (des accents) et dont les mots-syllabes, tels qu’ils ont été transcrits au VIIe siècle, sont constitués comme de petits organismes de lettres à fixer les unes aux autres… — Vous me direz que c’est le cas de nos mots, qu’eux aussi sont des organismes de ce genre, faits de lettres fixées les unes aux autres ; si vous voulez, mais dans la langue à laquelle je pense, les règles d’organisation des lettres sont différentes : chaque monosyllabe est constitué de ce qu’on appelle une lettre radicale, une consonne, laquelle est entourée de préfixes, toujours muets mais pouvant en faire varier le ton, et de suffixes, parfois prononcés parfois non, et dans ce cas infléchissant la voyelle — à quoi se sont ajoutés plus tard d’autres affixes et consonnes souscrites et suscrites. Bon. Si, donc, vous imaginez ces petits organismes et comprenez que la moindre variation de constitution est susceptible de produire de nombreuses et subtiles inflexions de son et de sens, qu’un mot signifiant « ami » au suffixe près, en l’occurrence muet, se transformera en « ravin » (voir chapitre six), alors, vous avez une base, encore un peu sommaire, mais une base néanmoins, pour lire la Grammaire tibétaine de Bénédicte Vilgrain.

Ce que font ces monosyllabes très réactifs, et ce qu’il leur arrive au contact des autres, c’est cela qu’elle nous raconte. Qu’elle nous raconte parce que la Grammaire tibétaine mêle le métalangage du traité de grammaire, où les signes se désignent eux-mêmes, où les lettres et les mots sont les personnages, à la prose narrative (en vers  !) des proverbes et des contes tibétains qui sont les exemples où se manifestent les règles d’organisation des mots et leurs variations de sens. Ce qui fait que, dans la Grammaire tibétaine, il y a non seulement des amis et des ravins, mais encore des chiens, des brandons, des avions. C’est déroutant, et cela peut paraître saugrenu  ; on a alors envie de demander avec Gertrude Stein au début de How to Write : « Qu’est ce que c’est que cette comédie d’un chien » (en français dans le texte). Ajoutez à cela qu’« à une distinction par genre des termes dans la phrase, le tibétain a substitué une évaluation de leur position dans l’espace », c’est-à-dire que les choses sont près ou loin, ici ou là, au lieu qu’à leurs noms soit assigné un genre, et que l’auteure, qui est là, associe à cet aspect de la langue tibétaine l’intuition d’un certain linguiste dont elle a traduit plusieurs textes, Wilhelm von Humboldt, disant que : je est ici, tu est et il et elle là-bas, et vous comprendrez que ce qui est en jeu dans la description d’une langue, la désignation des signes qui la constituent et le récit de leurs interactions, c’est une version du monde à l’étrangeté de laquelle on mêle sa propre compréhension. Enfin, si je vous dis qu’à la question que je lui ai électroniquement posée à propos d’une page qu’elle va lire, « Est-ce une “simple” traduction ou est-ce que tu as fait un montage ? », Bénédicte a répondu : « C’est une traduction mais, traduisant du tibétain, j’ai un tel étonnement devant la syntaxe de ces proses que ça se traduit dans mon français » (je souligne), vous pourrez entrevoir avec moi que ce à quoi elle travaille depuis quinze ans et Ka, chapitre un (contrat maint, 2001)
     Depuis le commencement non je n’ai pas été
     ce qui émerge de soi
c’est, pour reprendre ses termes dans l’introduction au chapitre huit, à écrire « un discours qui soit du même ordre que le langage étudié ». « Une grammaire qui inhale la langue apprise et exhale celle de son apprentissage ». Votre étonnement de lecteur sera donc à la mesure de son étonnement de… lectrice. Ou, pour le dire dans la langue de nos e-mails  : quand je lis la Grammaire tibétaine, je ne lis pas seulement un montage de textes traduits du tibétain, mais tout ce qui, l’auteure traduisant, se traduit ici de cette langue là-bas.

Une Grammaire tibétaine  :
ka, chapitre un, contrat maint, 2001
sKu, chapitre deux, l’Attente, 2002
khà, chapitre trois, contrat maint, 2003
khyi, chapitre quatre, If , 24, 2004
g’i, chapitre cinq, 49 poètes, un collectif, Flammarion, 2004
Grog(s), chapitre six, contrat maint, 2004
Nga, chapitre sept, Fin, 24, 2006
Ngà, chapitre huit, Héros-Limite, 2009
gČig, chapitre neuf = beaucoup, contrat maint, 2011
bČu, chapitre dix, Éric Pesty éditeur, 2012
Chu, chapitre 11, exergue, K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, 8, 2015
Introduction à Chou, L’Ours Blanc, 10, 2016

Bénédicte Vilgrain a fondé et anime avec Bernard Rival les éditions Théâtre Typographique. Elle y a traduit ou co-traduit, de l’anglais ou de l’allemand, des textes de Susan Howe, Keith Waldrop, Walter Benjamin, Wilhelm von Humboldt, Harun Farocki, Oskar Pastior, Friedrich Kittler, Alexander Kluge et publié de nombreux poètes contemporains français. Dernière traduction parue  : Alexander Kluge, Idéologies : des nouvelles de l’Antiquité.

Pascal Poyet, 2015

Lire l’interview de Bénédicte Vilgrain dans La gazette des lycéens 2015

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