Lucie Taïeb
Lucie Taieb, enseigne la littérature à L’Université de Brest. Spécialiste des littératures allemande et autrichienne, elle est aussi traductrice. Et puis encore et surtout, elle est poète, romancière, essayiste. Ces trois aspects de son activité (je devrais dire de son talent ) d’écrivaine apparaissent dans trois livres publiés la même année 2019. Un roman Les échappées, aux éditions de l’Ogre , œuvre visionnaire quasi fantastique, roman dystopique aux accents orwelliens, puis un texte poétique Peuplié aux éditions Lanskine, poème narratif et multi formes, un essai FreshKills, aux éditions de la Contre Allée, récit de quête et de voyage, que nous entendrons ce soir. Entre les livres d’approche différente, il y a des liens, une cohérence, au delà de la variété des écritures, il n’y a qu’une voix reconnaissable, identifiable, celle de Lucie Taïeb. Que nous dit cette voix ?
Sa thèse de doctorat s’intitulait Territoires de la mémoire L’écriture poétique à l’épreuve de la violence historique. Ce savant intitulé marque me semble-t-il le début d’une longue quête sur le travail mémoriel, la difficulté de se souvenir, quand tant de choses vont à l’encontre, quand tout voudrait qu’on oublie, qu’on se taise et qu’on ait peur. On entendra peut-être ici de possibles résonances avec ce que l’on vit. Et c’est ce qui nous intéresse dans cette œuvre. Car Lucie Taïeb n’écrit pas pour passer le temps, comme aurait dit Aragon, mais pour interroger le temps, ce temps que nous vivons, invivable parfois.
Heureusement il y a le langage. Le langage, je la cite « qui tente de dire sinon le monde, du moins ses servitudes et ses mensonges. Un langage qui dévoile la vanité de la parole creuse et qui permet de faire l’expérience d’une autre manière de parler, c’est-à-dire d’une autre façon de vivre. »
Freshkills est le récit d’un voyage qui depuis Berlin nous entraîne dans un quartier peu connu de New York, Staten Island.
Berlin donc, comme point de départ d’une réflexion. Il s’est bâti là, une oeuvre très singulière, un ensemble de stèles de hauteurs variées, un mémorial pour la Shoah, un geste artistique contre l’oubli. La question est posée, un lieu peut-il survivre au souvenir des catastrophes, renaître sur des ruines, vivre en se souvenant toujours ou au contraire, faire comme si de rien n’était ? Ces questions se reposent à NewYork à Staten Island, où l’on a entrepris de créer un parc champêtre sur une gigantesque déchetterie. Certes il n’y a pas là le poids de l’horreur nazie sur la mémoire du paysage, même si il y a quand même les débris du 11 septembre, y compris humains, enfouis ici.
Il ne s’agit à New-York que de faire disparaître une sorte de verrue dans le paysage de la ville Lumière, de faire oublier qu’elle produit vingt neuf mile tonnes de déchets quotidiens.
Dès lors, Freshkills, c’est le nom de ce lieu, n’est-il pas le symptôme d’un malaise contemporain, signifiant de ce à quoi on nous prépare, une enclave mentale, une ville propre, une vie sans mémoire, en quelque sorte une prison dorée.
Heureusement la poésie, la littérature surement peut parfois, dites-vous, lever le voile, c’est-à-dire, briser le silence et nous ouvrir les yeux.
Alain Girard-Daudon, octobre 2021
Voir un extrait de sa lecture-concert avec Geoffroy Tamisier du mercredi 13 octobre 2021 au Grand T (MidiMinuitPoésie#21)
Lucie Taïeb est auteure et traductrice de l’allemand (elle comprendrait également l’instin, dit-on, à moins qu’il ne s’agisse là d’une légende urbaine ; pour ce qui est de l’allemand, elle a traduit notamment Friederike Mayröcker et Konrad Bayer). Elle est auteure de poèmes et proses courtes (chez Les Inaperçus et Lanskine), ainsi que d’un premier roman intitulé Safe, chez L’Ogre – des livres tous différents, et pourtant : dans chacun de ses textes, rôde quelque chose, qu’on dirait fantastique, extraordinaire, comme l’émanation d’un dehors dans l’ordinaire même. Poète, Lucie l’est aussi, ô combien, à voix haute ; quand Lucie Taïeb lit, il y a d’elle une autorité soudaine qui émane, l’impact est grand et toujours renouvelé ; quand elle lit en nous ça écrit, me dis-je, à chaque fois, et cette surprise renouvelée m’incite à penser qu’elle bénéficie d’aides extérieures. Oui, Lucie Taïeb a l’appui du Général Instin, et assurément elle le lui rend bien.
Guénaël Boutouillet, 2016
Extrait de la lecture de Lucie Taïeb avec Patrick Chatelier, le 2 juin 2016 au lieu unique :