Marina SKALOVA
Du mot « poésie », passez en revue toutes les acceptions successives, normatives, rectificatives, il vous restera l’idée de « faire, de créer » (présente dès l’étymologie), et du travail de, avec, dans, contre la langue – les prépositions bougent et c’est peut-être entre elles, entre « contre, dans, ou avec » qu’agit le texte de Marina Skalova – dans tous ses textes, mais en particulier dans Exploration du flux.
Ce texte est hybride en sa forme, qui mêle dépêches, commentaire, extrapolation poétique et journal selon une organisation visuelle apparemment stricte : succession de paragraphes en caractères gras, italiques, romains à la fonction apparemment différenciée puis de moins en moins, chaque forme en infectant une autre, dans une logique de dérèglement et de porosité. Cet hybride est pourtant frontal en ce qu’il énonce et dénonce : que nous sommes là sans y être, notamment sur les réseaux, quand d’autres (migrants, pour l’essentiel), qui cherchent à y être (dans ce là, cet espace qui est le nôtre) y sont proscrits, empêchés, par nos murs et par la mer.
Marina Skalova est une jeune femme d’origine russe, exilée tôt, passée par l’Allemagne et la France, vivant actuellement en Suisse, où elle traduit et écrit (du théâtre, de la poésie, et cet interstitiel Exploration du flux) ; la migration la constitue et logiquement la questionne, comme l’« entre-les-langues » la fonde (son premier recueil, Atemnot, est d’ailleurs bilingue).
Et L’Exploration creuse la question, sur un mode d’abord déclaratif (« Ce sont des mots, des images. Un afflux d’images. », en incipit), apparemment analytique, mais très tôt, et de plus en plus, troublé : troublé par notre position de reclus, européens privilégiés, indignés derrière nos écrans ; troublé par la perversion de ce que notre politique fait aux faibles (migrants qui meurent à nos portes, animaux qu’on traite d’indigne manière) ; troublé par notre impuissance à renverser ces logiques ; troublé par la façon dont le langage traite cette réalité, la masque, la désincarne.
C’est dans l’usage scandé de cette forme assertive (« Le migrant, c’est celui qui est fluctuant, c’est-à-dire changeant, hésitant, indécis. » ; « Un flux, c’est comme le ciment, c’est quelque chose qui coule »), sans cesse répétée mais sans cesse variée, renversée, que le livre agit, pervertit ce qui régit, réglemente, fait loi. Cette langue morte est rappelée, par le jeu sur les mots, à ce qu’elle a pour vœu de recouvrir : la chair, la vie.
L’effet en est multiple et puissant : les rapprochements incongrus se succèdent à chaque phrase, vers la vrille et le vertige – vertige affirmé, assumé, jusqu’au cut, coup d’arrêt de l’expérimentation.
Et c’est une autre qualité de ce livre, que de ne pas mentir sur les possibles de l’action poétique ; et poussant le renversement de la langue au plus haut, jusqu’au débord, le texte ne prétend pas, par lui-même, agir politiquement, le livre portant ainsi l’expérience et l’aveu des limites de celle-ci, dans cette seconde partie défaite et tentant de faire le point.
Une autre façon poétique émerge alors, de notation sensible, d’attention au minuscule, qui fait trace, jusqu’aux plus petits objets :
Ce que peut la littérature face à ce présent
pas grand chose sûrement
et cette chose
les vagues la recouvrent
Guénaël Boutouillet
Extrait de sa lecture lors de la soirée « Migrations et exil » le jeudi 23 mai 2019.