Emmanuelle Pireyre
Emmanuelle Pireyre et Gilles Weinzaepflen (Toog) – du bricolage existentiel
Bricolage – il y a de cela, dans les pratiques à l’œuvre chez Emmanuelle Pireyre et Gilles Weinzaepflen, dans leur manière de croisement ; et cela n’est pas rien, n’est pas non plus sans rapport, peut-être, avec la position dans laquelle la catastrophe écologique nous met, petit individu peinant déjà tant à se rassembler soi qu’imaginez, pour ce qui est de faire collectif : pas de rampe d’accès, solo l’individu minime et si pauvrement doté, contraint de, mettons, faire du vélo et éteindre la lumière derrière soi en quittant chaque pièce pour atténuer la calme panique dans laquelle nous plonge la perspective apocalyptique annoncée.
Bricoler pour survivre. On pense à Robinson.
Mais bricoler pour inventer sa survie, surtout, en inventer les conditions et la possibilité même. On pense à Robinson chez Olivier Cadiot.
Ils bricolent, tous les deux : Emmanuelle Pireyre, poète glissée peu à peu en fiction et récompensée du prix Médicis pour son dernier roman en date, Féérie générale, aux éditions de l’Olivier, raconteuse en vidéo avec son compagnon Olivier Bosson, cheminant vers la scène ; Gilles Weinzaepflen, que la Maison de la Poésie de Nantes avait reçu il y a trois ans avec un très beau film documentaire (La poésie s’appelle reviens), en même temps que pour une lecture musicale de ses poèmes à l’émotion contenue, est, cette fois, le musicien de l’affaire.
Camping campagne est le fruit d’une longue collaboration ainsi que d’un travail en résidence, maturation d’une interrogation actuelle et persistante de Pireyre pour la question « rurbaine » – persistante, car Emmanuelle interroge longtemps les choses pour qu’elles sédiment et agissent. Il en faut du temps pour fabriquer cette vitesse, cette astuce que Charles Robinson dans une critique comparait à de la prestidigitation : dans sa façon de faire, il y a de la passe et de la ruse, il y a du doigt désignant la lune pendant que l’autre main visse une ampoule, il y a une joyeuse habileté à faire voir à cour en même temps que cacher à jardin.
Pour cela, elle agit avec méthode, posant pour principe d’énonciation que le monde, c’est aussi du monde. Que du monde, c’est une multitude, des gens. Ces gens (nous vous eux), font des choses, qu’elle regarde, puis nous désigne, pointant, d’un doigt agile, choses et gens ensemble et séparément – tissant des liens, des rapports – puis s’en allant sitôt liens et rapports tissés, voir ailleurs (voir ailleurs, et nous montrer de ces choses et gens, etc.).
Emmanuelle Pireyre – et de longue date –, répond à la rituelle question du statut (laquelle, on ne s’en étonne pas, lui est souvent posée : « vous êtes : poète ? Artiste ? Fantaisiste ? Philosophe ? Chaperon rouge ? », lui demande-t-on, à quoi s’est ajouté depuis le Médicis un « Romancière ? » plus circonspect encore), par ce substantif fort et humble : elle est « une raisonneuse », dit-elle. Elle ne cherche pas à résoudre, ni à guérir, elle regarde, déjà, elle regarde attentivement, c’est un sacré boulot.
« C’est vrai aussi que nous les Européens, nous vibrons comme le reste de la planète au rythme de nos téléphones. Nous adorons que la petite machine se mette à vibrer dans notre poche, sur notre fesse, à l’intérieur de notre main. Nous adorons que ce soit la Chine ou les Émirats qui nous appellent pour prendre la mesure des problèmes et les décisions qui s’imposent. Parfois les coups de fil tardent et nous attendons passionnément que ça sonne, nous attendons que Barack Obama rentre de vacances avec sa petite famille. Et parfois nous nous doutons bien un peu que le président US doit s’adresser à Poutine par-dessus nos têtes et que là-haut ça doit négocier sec sans même nous consulter. Nous ne sommes pas vexés, c’est le jeu ; néanmoins cette attente qui se chiffre en heures ou en semaines nous rend fébriles. Par bonheur, pendant ce temps nous n’arrêtons pas pour autant de vibrer ; nous avons une petite réserve perso de vibrations et nous vibrons unilatéralement, sentimentalement, éthiquement, nous entrons en résonance avec le monde, nous sentons nos jambes qui vibrent, notre petit cœur qui vibre comme un fou, nous avons l’impression qu’un bus passe en bas dans la rue. Et puis soudain le téléphone sonne pour de bon. Et parfois, là, nous faisons celui qui n’a rien entendu, nous regardons le bidule et nous ne répondons pas. Impossible d’expliquer pourquoi. »
(in Emmanuelle Pireyre, Libido des martiens, pages 35-36, éditions confluences-FRAC Aquitaine, février 2015).)
Ici, l’installation, où tentative d’installation, à la campagne, d’urbains intégrés dans l’hyper-contemporanéité, ses difficultés, le déplacement induit, sont facteurs de drôlerie autant que d’un troublant effet calmant. On retrouve cette faculté qu’avait Féérie Générale, déjà, de triturer les zones d’instabilité émotionnelle ou psychique avec confiance et une forme de joie.
«Certes, l’homme non schizoïde et non aliéné ne se jettera pas sur ce faux gigot qui serait vendu au prix du vrai, il consomme beaucoup de fromage et de fruits, mais il ne se focalisera pas non plus sur la question alimentaire. L’homme non schizoïde et non aliéné aura ce secret un peu magique qu’ont découvert quelques Coréens dans les derniers mois : il marchera à gauche, à contre-courant donc, et néanmoins se glissera comme un poisson fluide et lumineux à travers ses contemporains sans tomber ni les faire tomber. »
Fluide et lumineux bricolage que le sien.
Guénaël Boutouillet, 2015