Dawn Lundy MARTIN (États-Unis)
En février 2017, Jody Pou et Stéphane Bouquet ont organisé, à la Maison de la Poésie de Paris, une soirée de lecture pour manifester leur opposition au décret anti-immigration de Donald Trump. À l’occasion de cette soirée qui réunissait une vingtaine de poètes français et américains, nous avons décidé de traduire et de lire des textes de trois jeunes poètes américaines : Solmaz Sharif, Morgan Parker et Dawn Lundy Martin. Leurs travaux respectifs ont en commun de placer, en leur cœur, la question de l’exclusion, notamment raciale et sexuelle, d’une manière qui, pour chacune d’elles, investigue les coercitions au plan très physique des constructions langagières, décrivant comment les dominations enchevêtrées détruisent, exposent, dissimulent les corps, comment elles s’immiscent pour diriger jusqu’aux manières dont ils se décrivent et se pensent.
Discipline part explicitement de cette question : que peut dire un corps des forces qui s’exercent sur lui, que peut-il dire des manières dont elles le traversent et se mêlent à ses désirs, jusqu’à parfois rendre les désirs comme étrangers au corps qu’ils traversent ? C’est une question doublement située en ce qu’elle mesure ce qui sépare les états du corps et ceux de l’énonciation. Les poèmes qui composent Discipline se construisent sur cette tension, sur ses pièges et ses ouvertures, soulignant comment, posée dans la subjectivité des corps affectés, la question peut se ressaisir de cet écart. « Le corps est précisément ce à quoi le corps résiste ». Ici le titre a valeur de sésame puisque la discipline est autant celle des coercitions qui obligent à porter, dans la peur, des secrets reliant le plus intime au plus collectif que celle qu’on se donne pour lutter, « quand le corps plie sous des centaines d’histoires jamais racontées, s’excite comme un singe, se laisse aller à des excès tels que la bouche n’est jamais vide ».
Discipline est un livre sur la mort vécue au présent, non un livre de deuil ou de consolation mais un livre sur le corps d’un père en train de mourir, corps qui s’amenuise, s’éteint dans la violence de ce que cette disparition signifie pour l’enfant pour qui ce corps a toujours fait barrage. Corps barrière, corps obstacle sur lequel s’est échouée la vague refoulée de l’époque, et qui reconduit la violence en même temps qu’il la dévie. « Un jour, quand j’étais adolescente, un ami a montré du doigt un noir qui titubait, dans la rue, et a dit en riant : et si ce mec était ton père ? C’était lui. »
Nous avons traduit Discipline collectivement, à trois, quatre même tant la lecture d’Olivier Brossard et son suivi éditorial ont accompagné notre travail, et ce fut certainement pour nous d’abord une manière de lire ensemble le livre, en tentant de suivre ses circulations langagières aussi fluides que brisées. Mêlant vers et prose, argot, code, concepts et vocabulaire technique, l’écriture de Dawn Lundy Martin emprunte à différents registres. C’est la matérialité immédiate de cette langue en procès, dans la singularité de sa syntaxe, le choc conglomérant de ses images qui, dans le travail, a le plus retenu notre attention, c’est-à-dire comment la phrase, traversée par ses secousses et ses failles, témoigne pour ce « je [qui] reste une fissure souhaitant imprudemment à son moi tout entier de se sentir aussi entier qu’une patate ».
Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon
Extrait de sa lecture lors de la soirée du mercredi 16 janvier 2019.