Christophe MANON
C’est une infinité d’urgences microscopiques, qui, accolées, fabriquent du temps long, font une ampleur à peu d’autres pareille. C’est une infinité d’êtres qui vivent, qui vécurent, qui, accolés, fabriquent un commun, ténu et tenu, essentiel.
Celles et ceux qui ont pu assister, ces soirs d’automne 19 à Nantes, à une lecture (musicale avec Frédéric D. Oberland, ou en échos de François Villon avec Laure Gauthier) de Christophe Manon, ont pu appréhender cette forme de crépitement, cette tension inlassable qui tient, douce et ferme, son auditoire. Cet effet, s’il est amplifié, littéralement, par les ondes sonores, et tout aussi littéralement mis en lumière par la scène, n’est ni un artefact ni une invention : il est fidèle à ce que produit la langue de Manon. Qu’elle procède de vers trafiqués chez Nous ou aux Inaperçus, ou des blocs de prose ramifiée de ses deux livres chez Verdier, elle procure une sensation de traversée, à la fois lente et agrégée de mille détails, visions, fulgurances, sensation tenace, qui ne nous lâche pas plus qu’on ne la lâche, quelque chose à quoi on adhère et dont lisant on fait partie. L’immanence, qu’il revendiquait dès L’éternité est active, impliquant pleinement celle ou celui qui lit.
Christophe Manon, lors de l’entretien qui suivit une de ces lectures, a parlé de ce « syndrome de Noé » qui serait le sien, et qui l’amène à vouloir « tout embarquer, animaux, morts, sans-voix », avec lui, embrassement dont ce texte, qu’il façonne, agrège lentement, porte l’empreinte. Qui le lit peut ainsi, souvent, suivre la piste d’un livre en formation, dont les premiers tubercules se forment en revue, avant de s’étendre peu à peu, prendre matière dans le lent travail du temps.
Cet embrassement part aussi d’une adresse, sœur de celle que lança celui dont il dit qu’il est son « substrat » majeur, François Villon, dont le « Frères humains qui après nous vivez, N’ayez vos cœurs contre nous endurcis (…) », entame de la Ballade des Pendus, pourrait faire une clé autant que la voûte : là se trouve ce qui compte (et demeure), des épiphanies et visions qui caractérisent son « lyrisme expérimental ».
Cette poésie embrasse et s’adresse, à tous les temps. Les morts font une ronde d’invisibles, tous les morts, les siens, les nôtres, les autres. En 2020, un chantier neuf l’affirme, encore même et encore différent – avec de nouveau l’ami Oberland à la création musicale, ainsi que G. Orio & G. Couvert au montage ; un ensemble de ciné-poèmes produit et diffusé par Ciclic, intitulé Poèmes pour les temps présents, qui mêle images d’archives familiales anonymes, à un poème inédit, lu par Christophe Manon en voix off :
« Un siècle de décombres, de cendres et de gravats. À se tenir debout, main dans la main. À vivre et aimer et oublier et partir et faire semblant et va et vient et revient et puis danse et mourir encore. »
Et cet oratorio des petites gens, cette communauté d’âmes impossible, se fait, à nos yeux et oreilles, se dit et se lit, nous y sommes, nous en sommes.
Car avant et après tout, il s’agit et s’agira, dit-il, de toujours :
« S’évertuer, au bout du compte, à faire battre à l’unisson les coeurs de ceux qui sont regardés et de ceux qui regardent.
Guénaël Boutouillet
Extrait de sa lecture-concert Pâture de vent avec Frédéric D.Oberland lors de la soirée du mercredi 20 novembre 2019.
Extrait de sa lecture lors de la soirée du jeudi 5 décembre 2019, en compagnie de Laure Gauthier pour « Entre les mots de Villon ».