Tina Darragh (poète américaine)
Un carrefour est un nœud de communication dans l’espace habité.
Quand elle évoque la genèse de son recueil On the Corner to Off the Corner (1981), Tina Darragh cite immanquablement Francis Ponge dont Le Savon lui fut offert en cadeau par le poète Michael Lally, qui était alors son professeur à Trinity College (Washington D.C.). La découverte d’une écriture qui rompait avec la poésie lyrique, laquelle plaçait le « je » du poète et ses émotions au centre du poème, correspondit pour Tina Darragh à un moment clef de ses expérimentations poétiques, au cours d’un cheminement qui la verrait plus tard associée à la naissance du mouvement L=A=N=G=U=A=G=E. L’écriture de Ponge fit alors écho à son propre désir de décentrer la voix du poète et d’explorer des dispositifs de production textuelle permettant de mettre en scène autant les mots comme matériau que les mécanismes de production, de détournement et de questionnement du sens ainsi que l’acte même d’écrire et de lire. Il n’est guère surprenant que la bibliothécaire qu’allait devenir Tina Darragh ait jeté son dévolu sur le dictionnaire, tout à la fois objet physique fini et système abstrait infini, contenant en kit et en désordre tous les textes à venir et organisant les signes selon un système de lecture ouvert et multiple : linéaire, tabulaire, associatif, analogique, fragmentaire, labyrinthique et vagabond. Pour Tina Darragh, le procédé est simple : ouvrir le dictionnaire au hasard, choisir le premier mot qui lui chante et, selon des règles qu’elle se fixe à chaque fois arbitrairement, circuler à sa guise– que ce soit spatialement, alphabétiquement, étymologiquement ou sémantiquement– de mots en définitions, de racines en citations, d’abréviations en illustrations, et même pourquoi pas de fragments de mots en bouquets de lettres ou de sons. Pour le lecteur, il s’opère une reconnaissance immédiate et sensible des traits propres à un dictionnaire, cet objet si commun, au sens non seulement de sa banalité mais aussi de ce que nous partageons sous une forme inerte et fossilisée, qui ne demande qu’à être remis en circulation quitte à provoquer quelques collisions inattendues. Elle donne aussi à son texte une forme qui évoque sa source par son semblant d’organisation alphabétique et ses formules figées. Mais ces effets de surface ou la pratique du collage génèrent au bout du compte de l’inédit, du jamais lu et même une rétention plutôt qu’une exhaustivité de l’information : le texte se donne parfois comme une devinette. Au delà des récits ou des mondes étourdissants qu’échafaudent ces assemblages incongrus, à charge au lecteur de traquer les mots tapis derrière les grappes, et de comprendre que in fine ces textes renvoient non à un ailleurs, un extérieur du langage mais au langage même, à sa vitalité et à sa complexité inépuisables.
Pour le traducteur, ce travail de traque est un préalable pour peu qu’il/elle choisit de ne pas uniquement transposer le procédé, qui serait de choisir au hasard et relier des mots dans son propre dictionnaire français. Au carrefour de deux langues qui circulent entre elles, il est un plaisir à pouvoir garder, entre hasard et coïncidence mais toujours avec la contrainte d’un seul (espace) dictionnaire par texte (ou presque), une chaîne similaire de mots, tout en créant d’autres liens, jeux et variantes : ainsi dans De « poisson » à « pote » pour C, la muse grecque du texte anglais se métamorphose-t-elle en une ancienne monnaie allemande. T… Th… Tha… Thal…
Béatrice Trotignon, 2016
Extrait de la lecture de Tina Darragh lors de MidiMinuitPoésie #16, au Pannonica le jeudi 8 décembre 2016 :