Christian Doumet
Nuages, nuances
Pensées sous les nuages : on se souvient de ce beau titre de Philippe Jaccottet. C’est dans le voisinage d’une assez semblable tonalité que paraît s’inscrire la démarche de Christian Doumet. Nous vivons, écrit-il, « sous des ciels changeants » et c’est d’abord l’inquiétude d’un « ne-pas-savoir » qui gouverne nos existences songeuses. « Atmosphérique », notre condition est tributaire des « grandes circulations cosmiques ». Toujours climatique en même temps que « pathique », la « teneur thymique » de nos humeurs définit une existence sensible, affectée, ouverte à ce que Claudel appelait l’« ahité » des choses (« cela, écrivait-il, qui dans toutes les choses fait Ah ! »). Exposés à l’aléa d’une donation du monde que nous ne maîtrisons pas, nous habitons au gré des modulations du temps (weather), sous le signe de cette intemporelle variabilité des saisons et des jours où Barthes voyait l’essence même du haïku. Parfois, les ciels et les nuages, nous invitant « à errer seulement dans leur nuance », nous conduisent à « devenir nous-mêmes la pure nuance d’un temps qu’on a déjà traversé de part en part et dont on n’attend rien ». La nuance n’est donc pas seulement ce que la perception saisit et que l’écriture s’efforce de rendre. Elle concerne notre être-au-monde, façonne notre ethos, notre manière de l’habiter en ses soubassements les plus inaperçus.
On comprend dans cette optique que l’écriture, attentive aux tonalités affectives, soit parente de l’approche phénoménologique, de son souci d’être au plus près de la chose même – parente d’une phénoménologie qui, sans y insister, est aussi une ontologie, une ontologie de l’être-au-monde, une ontologie de son habitation. Dans les notes rassemblées sous le titre significatif de L’attention aux choses écrites, Christian Doumet observe qu’il n’a pas pour ambition de recueillir des « pensées » et autres « méditations », et pas davantage des « faits » ou anecdotes (acta ou gesta). Ce à quoi il aspire, plus modestement et radicalement, c’est à formuler des scripta aptes à « révéler à elles-mêmes les choses ». « Ni comprendre, ni nommer, ni posséder : amener le plus de choses possible à l’existence, les retirer de leur mort, et reconnaître, dans cet orphisme accompli, un monde métamorphosé ». En quelque sorte, non pas changer la vie, mais « sauver les phénomènes ». Et les sauver, c’est d’abord les regarder (re-garder tout aussi bien), les accueillir, être attentif à leur donation, une donation que bien souvent nous négligeons parce qu’ils relèvent d’une « musique de l’inimportant » que la plupart du temps nous sommes incapables d’entendre, bien qu’elle « nous compose de bout en bout ». De cet orphisme sans emphase témoignent les beaux poèmes de La Donation du monde, quand le don d’un simple fruit, une grenade, réveille tout un « immémorial » et nous rappelle « qu’il faut toujours recommencer l’accueil de ce qui nous en vient sous les espèces les plus diverses » – qu’il nous faut toujours, comme dit Kafka, « seconder » un monde « avec lequel nous ne formons jamais un corps solidaire ».
Mais si écrire c’est produire des scripta, c’est aussi proposer au lecteur des livres où il pourra trouver « des modèles à vivre, des exempla ». Emblématique serait ici le Walden de Thoreau, « livre-expérience » par excellence. Mais il est loin d’être un hapax. Il est plutôt l’avant-courrier d’une inflexion très actuelle de la littérature. Maintes œuvres contemporaines, remarque ainsi Christian Doumet, « ne répondent plus à la question classique du comment bien dire ?, mais à une tout autre question, de l’ordre du comment vivre ? ». Celle de Philippe Jaccottet par exemple « se réfère plus à des modèles éthologiques qu’à des modèles poétiques. Elle présente quelque chose comme un ars vivendi ». Et c’est le fondamental nescio du poème, son caractère foncièrement non dogmatique, ajoute Doumet, qui fait qu’il est, mieux sans doute que nul autre régime de parole, capable de toucher au plus vif du grand « désemparement » de vivre qui est aujourd’hui notre lot. Au plus vif, parce que, poète, il travaille au plus près de ce « foyer d’élucidation infinie » qu’est la langue, et ce faisant affronte et prend en charge « l’inélucidable » qui définit notre condition.
Convaincu qu’il n’y a nul autre possible viatique qu’un tel nescio, c’est bien quelque chose comme des modèles éthologiques que discrètement, sans aucun dogmatisme, nous propose Christian Doumet. « Socrate musicien », de livre en livre, à mi-chemin souvent du fragment philosophique et du poème, il dessine ainsi les contours d’un ethos, d’une manière d’habiter le monde, aussi grevée d’incertitude et de nescience qu’en soit l’entreprise, car « nous nageons dans des eaux troubles, tiraillés entre l’idée d’une révélation espérée et la certitude du non-sens général ».
Là où le philosophe-philosophe, insoucieux du flux changeant des choses, s’attachera à fixer des essences supposées éternelles au moyen de concepts, le poète, l’écrivain, le philosophe-poète, aura davantage à cœur d’épouser, des choses et du monde, le vivant devenir. Le mot du poème alors ne sera plus considéré, comme c’est le cas chez Heidegger, comme « un monument tourné vers l’Être », mais comme ce que Bachelard nommait « un germe de vie, une aube croissante ». « Autrement dit, ajoute Christian Doumet, un devenir. » Et pour capter les ondulations et nuances de ce devenir, rien ne vaudra une écriture toute en variations et modulations ; une écriture en fragments et notules, capable de conjoindre « sentir, sonner, penser » comme ils le sont dans « l’utérus en bois » du Pleyel que joue un Cortot.
Est-ce cette réserve de devenir dont irradie une écriture qui fait le pouvoir discret, souterrain, secret, de la littérature ? On aimerait le croire, quoique l’époque semble opposer de toutes parts à ce très incertain pouvoir un démenti renouvelé.
Insoucieuse d’apporter « son offrande à l’autel du Présent », refusant le confort dans la langue et la pensée, pleine d’appétit pour le monde, attentive à un « bredouillement des choses » que seule peut révéler une écriture aspirant à faire entendre dans la langue « des orchestres entiers d’associations » (Kafka), « dressant des obstacles dans la langue pour mieux la trouver », pensive autant que sensible, l’œuvre de Christian Doumet est assurément de celles qui aujourd’hui nous aident, aussi discrètement que résolument, à être au monde avec plus d’acuité en même temps qu’à « jeter quelque regard par dessus le mur de vivre ». – Œuvre-hutte guettant le monde pour mieux l’amener par l’écriture à cette vie seconde qui nous fait persévérer dans l’être.
Jean-Claude Pinson, 2015