Frédéric Boyer
« La seule position morale, c’est celle qui accueille les questions, les problèmes », affirmait Frédéric Boyer lors de notre entretien au lieu unique ce soir-là, à propos de son implacable et vibrant Quelle terreur en nous ne veut pas finir (P.O.L., 2015), petit livre s’emparant d’une « question d’actualité » (celle des migrants et de leur accueil — ou plutôt non-accueil), pour la faire résonner, vibrer, puis grandir en nous, par les moyens qui sont les siens : ceux d’un extrême soin apporté aux mots, à leur choix, d’un désir moral de précision la plus grande dans l’usage de la langue, qui ainsi grandit, dans et par, cette économie de la langue. La « question d’actualité » est ainsi revigorée, remise d’aplomb, la question nous posant vraiment question, maintenant, en ce jour, à cet instant, dans cette actualité d’être, cette actualité nôtre. L’accueil ? La question de l’accueil est une de celles qui portent et qu’abrite, dont prend, littéralement, soin, le travail de Frédéric Boyer depuis plus de 25 ans. Il y a une force d’accueil dans cette œuvre d’une très grande ampleur, qu’il agisse comme auteur (de plus d’une trentaine de livres de tous les formats chez son fidèle éditeur P.O.L.) ou comme traducteur (de, excusez du peu, Saint-Augustin, Shakespeare, La Chanson de Roland, Le Kama Sûtra ; ainsi que de la Bible dont il a dirigé la nouvelle traduction contemporaine). La traduction et la création sont d’ailleurs, il va de soi, absolument liées, sans être confondues, chez lui : « Je n’ai pas la prétention de me poser comme traducteur ; je me mets dans la position de celui qui va se réapproprier quelque chose et le faire entendre dans sa propre langue. Il me semble que c’est l’inconscient de tout traducteur, même si tous ne l’admettent pas. »1 Il y a dans ce travail, continu, d’inventions de formes et de rappel des grands textes patrimoniaux l’expression d’une conciliation, d’un lien, d’un lien désiré et affirmé possible entre l’Hier et le Demain, entendus pour « tradition » et « modernité », mais aussi, encore, très littéralement (mais donc, autant, métaphysiquement) comme devenirs, devenir arrière et devenir avant, en somme. À propos de la littérature, il ajoute, ailleurs : « L’enfance est devant nous. L’enfant qu’on croit avoir été est devant nous et on ne le rattrapera pas ; si avenir il y a c’est ce souvenir de l’enfance qu’on construit jusqu’à la mort. (…) Quelque chose de très profond et vrai dans la littérature, chez Proust, chez Saint- Augustin, chez Dostoïevski… : la littérature est là pour ranimer le futur souvenir. » Cette enfance essentielle est un autre des motifs récurrents de son travail, poétique comme prosaïque : du récent roman Yeux noirs (P.O.L., 2016) qui ranime un trouble souvenir pour en questionner le potentiel, en passant par Kids ou l’élégiaque Dans ma prairie (P.O.L., 2014), expression poétique de la cabane enfantine autant que de l’éternité, elle est une obsession douce, matrice d’un mouvement qui permet à ce savoir immense, religieux aussi bien que littéraire, de produire encore du neuf. Il faut plus qu’une érudition (bien réelle, bien savante, bien informée, dans son cas) pour saisir, porter, activer, et passer le mystère commun aux textes classiques sus- évoqués, sans rien obscurcir ; il faut cette érudition, mais il la faut digérée, il la faut comme en arrière, pour qu’elle pousse le texte en avant. « C’est aussi le dilemme souterrain de nos vies. Cet obscur désir de connaissance au creux de tout désir de vivre, et de tout désir tout court. » (Kamasûtra, Exactement comme un cheval fou). Obscur désir comme lumineux devenir, donc, avant et arrière, lointain aval pour infini arrière : L’identité n’est qu’un tressage, un lien ; nous passons, sommes passés (venus et traversés). « Il est un paradoxe vital : l’identité ne se rassemble que pour être au milieu d’une distribution toujours ouverte, de dispersion, de pollinisation. Et c’est seulement dans une multiplicité à constituer que peuvent se transmettre une identité, une histoire des nations, des peuples. » (Quelle terreur en nous ne veut pas finir).
Guénaël Boutouillet, 2016