Pierre Bergounioux
Pierre Bergounioux : le récit et les formes
C’est une œuvre singulière et majeure qu’édifie, depuis maintenant plus de trente ans, Pierre Bergounioux. Une œuvre en prose, très diverse, allant du roman à l’essai, en passant par le récit, et accordant, ces dernières années, une importance toute particulière au journal (au monumental Carnets de notes).
Nulle place cependant, dans cette diversité, pour les formes poétiques. L’auteur, à l’occasion, s’en explique, mettant en avant une sienne insuffisance. La poésie, écrit-il, est « un genre qui lui est fermé », en raison d’une « hantise de l’exactitude » dont ne peut se défaire son esprit cartésien. Les poètes, ajoute-t-il, sont « des aristocrates qui vont par métaphores, de haut, de loin. Je procède petitement, par métonymie ».
Mezzo voce cependant, c’est une critique fondamentale de la poésie qui s’esquisse derrière cet aveu de supposée faiblesse. Fondamentale, car aussi discrète et laconique soit-elle, elle touche à cette question essentielle que le XXème siècle n’a cessé de poser, que la poésie n’a cessé de se poser à elle-même, tentant de conjurer une défaite qu’elle sentait venir. On en connaît la formulation devenue canonique : à quoi bon encore la ci-devant poésie, quand le vers a cessé d’être l’instrument national qu’il était ? À quoi bon, si elle ne parle plus à personne, n’ayant trouvé d’autre ressource que de s’enfermer toujours davantage dans un hermétisme hautain ? À quoi bon, s’il est avéré qu’elle fut impuissante, sauf exception, à dire la réalité la plus noire d’un siècle désastreux ?
Sans doute le panorama d’aujourd’hui est-il infiniment plus complexe. Pierre Bergounioux ne l’ignore pas, lui qui sait se montrer un lecteur attentif de la poésie (James Sacré, Olivier Domerg, par exemple) quand elle échappe à ses habituelles ornières. Néanmoins, sa défiance à l’encontre, non de la poésie en général, mais d’un « irréalisme conventionnel d’une certaine poésie », de sa propension, trop souvent, à « se payer de mots », est d’abord le revers d’une conviction profonde qui le conduit au choix résolu de la prose et de la narration. Pour autant, Pierre Bergounioux n’est pas dupe des travers propres du roman, genre à ses yeux désormais bien fatigué. Mais l’essentiel est ailleurs dans l’importance anthropologique, linguistique, historique, immémoriale, de la phrase. Là où la poésie, depuis maintenant plus d’un siècle, s’est attachée, dans diverses expérimentations avant-gardistes, à déconstruire la phrase, à l’émietter, à ramener le poème à l’intensité « radioactive » du mot (lui-même souvent soumis à diverses opérations de dilacération), la prose narrative est restée fidèle à une phrase (un art de « phraser ») constitutive de la littérature et plus lointainement d’un art du récit qu’on retrouve dans toutes les cultures. Le choix de la phrase, pour Pierre Bergounioux, n’est au fond rien d’autre que la prise en compte pleinement assumée de ce qu’elle (la phrase) est une structure anthropologique universelle dont le récit n’est que le développement, l’infinie expansion. On ne saurait y échapper.
Mais il y a aussi, chez l’amateur d’art africain, le compagnon des artistes (de Philippe Cognée par exemple) qu’est l’auteur, un goût affirmé pour les formes plastiques. À ses heures perdues, dès qu’il quitte la « table de peine », l’écrivain Pierre Bergounioux n’a qu’une envie, se livrer à sa passion d’inventer (assembler, souder, forger) des objets inédits à partir de rebuts métalliques qu’il récupère dans les casses. Souvent, les sculptures ainsi obtenues font écho à tel ou tel masque ou statuette de l’art africain. « Nostalgie obscure des mondes auxquels la conscience réfléchie, le trend rationnel, le désenchantement nous ont arrachés, de la vie sans pensée des insectes, des participations mystiques de l’animisme, du totémisme ? », se demande l’auteur. Sans nul doute. Mais manifestation aussi d’un goût pour une invention libre des formes qui n’est pas moins une constante anthropologique que la présence partout du récit, du besoin de raconter.
Absolutisant cette tendance à l’invention des formes, cherchant à les couper de leurs racines anthropologiques, voulant à toute force rompre avec la narration et la représentation, la poésie souvent s’est égarée. Peine perdue, les formes aussi font sens et le sens lui-même est une dimension du travail formel. Et la littérature, par delà les vieilles différences entre les genres, est à son meilleur quand elle joint au goût de la phrase, du récit, celui de l’invention des formes. Peu importe alors qu’il s’agisse de prose ou de poésie. Toute forme qui n’est pas invention gratuite énonce quelque chose qui a à voir avec la vérité, la gravité de l’existence. Et inversement tout énoncé qui a valeur littéraire est nécessairement invention d’une forme. Y compris quand il s’agit d’une forme apparemment élémentaire, comme l’est celle du journal. La notation dont celui-ci se nourrit est alors comme transfigurée par la vision que déploie un style – un style indissociable d’une phrase, celle en l’occurrence à nulle autre pareille de Pierre Bergounioux.
Jean-Claude Pinson, 2015