Jean-Christophe Bailly
Jean-Christophe Bailly est né en 1949 dans la France blessée de l’après-guerre, aux parfums très anciens. « Je suis né quasi à la fin du XIXème siècle », dit-il. Le père est un petit entrepreneur céramiste, il aimerait que son fils prenne la relève, mais celui-ci n’a aucune vocation de cette sorte. Il aime les arts, la littérature, et puis il a dix-neuf ans en 1968. Il est à Nanterre et se passionne pour la politique un temps, et le surréalisme beaucoup. Il fait d’ailleurs sa maîtrise sur Benjamin Peret, né pas très loin d’ici.
On n’évoquera guère plus la biographie de Jean-Christophe Bailly. La belle aventure de sa vie se trouve racontée par lui-même dans Tuiles détachées, paru au Mercure de France, un livre magnifique que tous ceux qu’intéresse la question du récit de soi, ou de l’autoportrait, devraient lire. On dit à chaque fois qu’on présente Jean-Christophe Bailly qu’il est difficile de le présenter. C’est juste.
Et sans doute cela ne lui déplaira pas car il n’est pas homme de catégories, il ne se veut d’aucun milieu. Il revendique même une certaine dispersion, qui n’exclut évidemment pas la profondeur…(mais il n’aime pas ce mot)… la densité de vue et de réflexion. Homme de lettres, on lui doit nombre de récits qui, sans être romanesques, nous ont enchanté, passionné. Tel ce Description d’Olonne paru en 1992, où il se fait le géographe rêveur et précis d’une ville inventée au bord de l’Atlantique, peut-être pas très loin d’ici et peut-être y ressemblant un peu, avec la même conviction, la même puissance évocatrice qu’un Gracq décrivant Orsena dans Le rivage des Syrtes. Tel aussi ce Voyages en France intitulé Le dépaysement publié en 2011 où l’auteur nous invite à revisiter ce pays qu’on croit connaître, à questionner son identité, voire la notion même d’identité. Ce pays, d’où il provient selon ses propres termes, il nous en livre des instantanés un peu à la façon d’un Depardon, un état des lieux de la France dite profonde, repliée en tout cas, que le livre entend déplier. Dépliement, déploiement, franchissement, ouverture, élargissement, tels sont les mouvements auxquels l’œuvre nous convie. Si elle existe, l’identité de la France n’est pas une forteresse, elle ne peut être qu’en s’ouvrant, en se frottant à la différence. De même toute pensée politique n’a de raison d’être que si elle se dresse contre les murailles.
Dramaturge, il est l’auteur de neuf pièces, où s’élabore une mythologie originale. Critique d’art, entre beaucoup d’autres essais, il écrit sur Max Ernst le surréaliste, et sur Caspar David Friedrich le romantique, ces deux mouvements ayant considérablement nourri sa pensée. Essais sur la littérature, l’Histoire, philosophe, poète, Jean-Christophe Bailly touche à tout ce qui est de ce monde, à tout ce qui est humain, et même plus, à tout ce qui est vivant. Car, dit-il, toucher à tout, c’est répondre à tout ce qui nous touche. Et puis, dit Novalis : « L’univers aussi parle. Tout parle, des langues inconnues. »
Autant dire que le lecteur ne se plaindra pas de cette œuvre au-delà des genres, car il y gagne : voilà un poète qui pense loin, qui creuse, qui stimule, voilà un philosophe qui écrit léger. Ce n’est pas si courant.
J’ai dit le vivant. Or n’est-ce pas ce qui nous préoccupe ici ? L’écologie, est-ce autre chose que le souci du vivant ? Et le vivant n’est-ce pas d’abord la différence ? Le prodige, dit-il, qu’est la différence.
Cette différence nous ne l’admettons pas toujours facilement chez nos frères humains. Que dire des animaux, eux qui vivent près de nous, du moins sur la même terre, étrangers absolus, surgissant, disparaissant, dans le silence, « hors des rets du langage » selon la belle formule rencontrée dans Le parti pris des animaux édité chez Christian Bourgois en 2013. Parce qu’ils n’ont pas le langage, cette « façon d’habiter le silence », auquel l’humanisme de bon ton attribue toutes les vertus, nous avons coutume de les traiter en infirmes, de les ranger à l’étage inférieur. Ce n’est évidemment pas le propos ici. Pas de mépris pour ce monde si formidablement divers, pas de prétendue supériorité de nous sur eux, pas d’angélisme franciscain non plus, mais le désir aigu d’ « aller au devant de leur silence et tenter d’identifier ce qui s’y dit. » Aller à la rencontre de l’animal, c’est aller à la recherche d’un pays. Une invitation à un voyage, donc à une sorte de dépaysement assurément, pour retrouver peut-être un sens perdu.
C’est une extraordinaire et multiple parole que celle de Jean-Christophe Bailly : une parole poétique certes, et politique bien sûr, une parole généreuse que je vous invite à lire.
Alain Girard-Daudon, 2015