You

Ron Silliman, Vies parallèles, 2016

Traduit en français par Martin Richet.

Ron Silliman est un auteur américain qui dit s’écarter d’une écriture « conventionnelle » en prétendant briser la barrière entre le lecteur et l’auteur (en faisant disparaître ce dernier du processus d’écriture). Son livre You (qui est la 25e section d’une œuvre plus importante appelée The Alphabet) ) prend la forme d’un journal écrit : « Un paragraphe par jour, une section par semaine, pendant un an ». Dans ce texte, Ron Silliman emploie très peu de sujets dans ses phrases. Il laisse ainsi planer un doute chez le lecteur : le « je » doit-il être rattaché à l’auteur lui-même ? Ce « You » est-il une adresse directe au lecteur ? S’agit-il alors d’un « tu » ou d’un « vous » ?

C’est donc en laissant place à une certaine ambiguïté que Ron Silliman permet (et impose) au lecteur d’être à son tour créatif, acteur et auteur. À lui de trouver du sens, un contexte et du lien dans une écriture fragmentaire, où chaque unité de phrase ne semble pas reliée aux autres, où un paragraphe ne comprend pas, à première vue, d’unité ou de cohérence. Un réel cheminement s’opère pour le lecteur : c’est comme si à l’écoute d’une musique, il n’entendait tout d’abord que des capsules sonores indépendantes les unes des autres, sans que rien ne les relie entre elles. Puis peu à peu, il remarque qu’une certaine suite de notes se répète et qu’en gardant en mémoire cette suite, elle fournit un éclairage particulier sur les notes à venir ; il y a aussi la naissance de rythmes qui articulent entre eux ces leitmotivs, jusqu’à dessiner une certaine cohérence et faire apparaître une structure dans cet enchaînement de rythmes et de sons : l’auditeur comme le lecteur est alors à même d’apercevoir ce qui fait tout.

En lisant You de Ron Silliman, le lecteur peut donc tout d’abord être perturbé par cette écriture elliptique. Mais s’il se positionne face au texte de Ron Silliman comme un observateur derrière la fenêtre d’un train, lui apparaîtront la simplicité et la vivacité de son écriture. Il aura alors le plaisir de suivre le fil de sa pensée la plus intime et de saisir avec lui quelques instants du monde : le chant des oiseaux à l’aube ; une certaine humidité dans l’atmosphère ; la forme des nuages dissimulant le ciel ; le grésillement d’une ampoule ; un rayon de soleil perçant les volets ; l’univers des rêves ; la sensation du poids du corps supporté par les pieds ; les gouttes de pluie sur les feuilles de cornouillers.

Alice Raimbault, médiatrice de la bibliothèque de la Maison de la Poésie de Nantes. Février 2017.

couverture de "You", de Ron Silliman

couverture de « You », de Ron Silliman

TROIS QUESTIONS À RON SILLIMAN

Dans votre livre « You », apparaissent à de nombreuses reprises des oiseaux : par leur chant, ou leur observation (la couverture en représente d’ailleurs un). Ces animaux ont-ils une signification particulière pour vous ? Pourquoi y prêtez-vous particulièrement attention ?
À l’origine, ma femme et moi-même étions à la recherche d’une activité que nous aimons tous les deux, mais dans laquelle aucun d’entre nous n’était « l’expert » et l’observation des oiseaux correspondait à ces critères. C’est aussi une contrainte parfaite pour déambuler au sein de paysages familiers dans lesquels les oiseaux sont à chaque fois différents, aussi bien par leur espèce que par les lieux dans lesquels on les trouve. Il se pourrait bien que nous ayons avec nous une paire de jumelles dans Nantes. Mais nous ne sommes toujours pas des experts. Nos enfants nous ont coupé de cette habitude pendant de nombreuses années, et nous ne l’avons toujours pas complètement rétablie maintenant qu’ils sont grands.
Les oiseaux me rappellent aussi perpétuellement qu’ils sont ce qu’il reste des dinosaures, ce qui ajoute de la profondeur au regard qu’on porte sur eux.

Au début de votre livre, vous écrivez : « You, 1995 : un paragraphe par jour, une section par semaine, pendant un an ». Pourquoi avoir choisi cette contrainte pour écrire ? Quelle influence a-t-elle eu sur votre écriture ?
C’est une contrainte que j’ai utilisée de nombreuses fois : dans Paradise, Skies, Jones, et dans toutes les autres sections de The Alphabet. Il s’est avéré qu’elle génère un livre d’une longueur convenable et qu’elle est une manière de connecter l’écriture aux rythmes de la vie. Le meilleur livre de William Carlos William était intitulé Spring and All (Le Printemps et le reste) et, alors que le mien a généralement suivi le calendrier de l’année plutôt que celui des saisons, il suggère le même sens des relations entre la poésie et le monde. En fait, j’espère commencer un projet similaire au premier jour du printemps cette année.

L’ensemble « The Alphabet » fait partie de « l’œuvre d’une vie que j’appelle Ketjak ». Pourriez-vous nous dire ce que ce mot évoque pour vous et comment il peut éclairer votre conception de l’écriture (je pense ici à ce que vous nommez la « nouvelle phrase ») ?
« Ketjak » signifie « singe » en balinais, il est aussi le titre d’un morceau de musique (d’après la transcription néérlandaise) qui se trouve être une œuvre majeure de l’art populaire ; mais ce terme a été introduit en réalité par des ethno-musicologues occidentaux dans les années trente à partir de sources balinaises variées. La trame narrative de la musique vient du conte Hindou tiré du mythe du Ramayana. En tant qu’œuvre musicale – vous pouvez écouter un extrait de l’enregistrement que j’écoutais presque quotidiennement ici – elle fait une merveilleuse utilisation de l’accumulation des chants, ce que je connectais à mon emploi de la répétition dans la section de ce projet (intitulée Ketjak, chez This Press en 1978 et maintenant disponible sous le nom de The Age of Huts, édité aux University Press).
Si on regarde plus largement l’ensemble du projet, on remarque qu’il consiste en quatre étapes que je conçois comme des poupées russes – The Age of Huts qui consiste tour à tour en Ketjak, Sunset Debris, The Chinese Notebook, 2197 et quelques poèmes satellites plus courts, BART and Sitting Up, Standing, Taking Steps ; Tjanting (un autre terme balinais de la transcription néérlandaise, qui concerne cette fois un outil d’écriture utilisé dans la technique Batik (1) que les colonisateurs Néérlandais ont amené dans l’archipel indonésien puis également en Afrique) ; The Alphabet (qui est composé de 26 sections, dont You) ; et Universe, mon projet en cours, qui devrait aboutir à un livre de 360 poèmes (je n’en ai jusqu’ici publié que trois et en aurai bientôt terminé dix).
Sa relation à la « new sentence » (nouvelle phrase) est que le processus du poème – la section d’ouverture de The Age of Huts – met au premier plan la déconnexion des phrases de leur cadre référentiel, en les répétant encore et encore, insérant à chaque fois une nouvelle phrase sur un thème complètement différent. La « nouvelle phrase » est tout simplement n’importe quelle phrase quand elle est isolée, afin que l’attention du lecteur soit tournée vers la construction du sens à l’intérieur de la phrase elle-même. Je n’étais certainement pas le premier poète à faire cela – Clark Coolidge, Carla Harryman, Barrett Watten et d’autres s’amusaient déjà avec cette idée de déconnexion des phrases pour observer ce qu’elles étaient en train de faire, mais mon poème met ce procédé en quelque sorte au premier plan. Lyn Hejinian a suivi peu de temps après avec My Life, qui a été un moment historique pour l’écriture féministe aux États-Unis.
Ma conférence sur la nouvelle phrase en 1979 peut être écoutée sur PennSound ici. Le livre critique The New Sentence qui en découla, n’a jamais été épuisé en 30 ans ; il a été publié pour la première fois par Roof Books et explique de manière plus approfondie ce que je pensais alors. Plutôt qu’à un douloureux et long discours – au moins trois heures, c’est seulement dix minutes de moins que la lecture « sans fin » de Charles Olson à Berkeley, tristement célèbre pour cette raison et où il a finalement été décidé d’éteindre les lumières qui l’éclairaient – mon audience se sentait plus à l’aise de participer à un un débat détaillé.

(1) Technique d’impression sur tissus qui emploie de la cire pour dessiner des motifs.

← Retour