Lapetitegens

Isabelle Pinçon, Cheyne Éditeur, 2019

Avec Lapetitegens d’Isabelle Pinçon, paru en 2019 chez Cheyne Éditeur, nous nous retrouvons face à une entité abstraite qui crée une poésie en mouvement et nous échappe en permanence. Le personnage de lapetitegens se joue de nous, de nos certitudes. Elle se transforme, elle jubile, elle est indéfinissable, ne serait-ce donc pas ça la vie ? Isabelle Pinçon, telle une couturière, tire le fil de son poème en prose où s’invite lapetitegens en apparence légère mais qui est un tout rempli d’émotions. Elle symbolise l’enfance, le bonheur, l’ennui, la tristesse, l’amour, mais surtout elle est l’écriture, la mémoire du temps qui passe.

Lapetitegens est insaisissable, elle est la liberté des mots. Par son écriture délicate, Isabelle Pinçon laisse la parole à toutes les petites gens avec humour, mélancolie et nostalgie. Aussi bien pour les enfants que pour les adultes, lapetitegens est porteuse de mots qu’on porte en soi, en secret, des mots comme des images, des mots comme des émotions qu’elle développe et amplifie. Lapetitegens c’est le monde entier, c’est vous, c’est nous, c’est une personne qui veut être debout, être au monde, qui veut crier son existence.

Camille Moyon, médiatrice de la bibliothèque de la Maison de la Poésie de Nantes

Lapetitegens - Isabelle Pinçon

Lapetitegens – Isabelle Pinçon

TROIS QUESTIONS À ISABELLE PINÇON

Dans votre livre, le lecteur suit lapetitegens, comme une entité abstraite qui se métamorphose au fil de votre écriture : comment est-elle apparue dans votre vie ? Que représente-t-elle pour vous ?

Lapetitegens est venue au monde toute seule, à l’improviste, sans me concerter, à un moment de ma vie où j’étais pourtant débordée, agitée, remplie d’activités fatigantes, peut-être aussi a-t-elle décidé de sauter le pas de l’existence après avoir rencontré par hasard La petite personne (dessinée et écrite par Perrine Rouillon) en mars 2017 à Périgueux. Cela a dû lui donner envie de débarquer ou est-ce moi, dans l’après-coup de cette journée « Femmes solidaires en Dordogne », qui ai pensé que lapetitegens avait sans doute son mot à dire du haut de sa petitesse (bien qu’elle ne parle pas avec des mots), aux côtés de Plume d’Henri Michaux ou de Gugusse de Daniel Apruz ou de Monsieur Néant d’Emmanuel Moses. Ce que j’aime, stimule et attise mon envie de l’écrire, car je continue inlassablement à l’écrire, c’est le mystère de ne pas savoir vraiment qui elle est, elle représente une échappée qui n’enserre pas le réel dans ses griffes. Elle sillonne un présent continu où l’espace est infini, cela crée un sujet inépuisable qui rejoint l’insondable des profondeurs. Je la cherche, je la trouve, je la perds, je la jette aussi, je la veux, je la quitte, tous ces mouvements contraires… Je crois qu’il pourrait s’agir du rapport fondamental que l’on entretient avec la liberté. J’ai au fil des années tissé des prémisses de cette « gens » pas comme les autres. Mon premier texte en 1994 Emmanuelle vit dans les plans (Cheyne Editeur) dessine déjà un « personnage » qui circule dans l’espace urbain librement, touché par une légèreté qui contraste avec l’ampleur du béton. Il y a eu Zouve ensuite (Le bruit des autres, 2004) qui campe l’idée de l’envers de soi, qui parle d’une déconstruction, d’un deuil à faire, « La solution de Zouve quand il est mort serait de poser le présent en plein ciel, dans un bain circonstanciel… », « C’est de vous trouver dans Zouve et de vous remonter… » mais qui est ce Zouve ? C’est ce mystère qui m’a tenue en haleine en l’écrivant. Non, lapetitegens n’a pas vraiment toqué à ma porte, elle est entrée par un filet de lumière, elle a traversé mon territoire intime, elle n’a pas non plus pris le temps de s’apprêter, d’enfiler ses chaussures, de présenter ses papiers, il y a juste ses guiboles qu’elle a déroulées de deux traits de crayon et qui lui servent à courir les planètes. On pourrait dire aussi qu’elle a fait son nid dans la grotte de l’inconscient où rien n’est rangé dans le bon ordre, seulement quelques loupiotes qui éclairent un bout d’histoire par ci par là.

Votre livre semble être fait à partir de saynètes de la vie quotidienne ; en effet le lecteur peut se reconnaître dans la figure de lapetitegens. Selon vous, tout est-il matière à écrire de la poésie ?

Les saynètes permettent de la deviner, de palper sa vraisemblance, de croire à sa visibilité afin de mieux la penser. Un peu comme dans C’est curieux  (Cheyne, réédition 2006) où je m’interrogeais sur l’homme, cet autre qui n’est pas « je » (bien que…) en le campant dans un quotidien qui ne finit pas de se dérober. J’étais partie alors d’une première phrase qui avait déclenché ma quête inlassable : « je trouve cela curieux de passer son temps à être un homme ». J’aurais bien aimé lui donner bonnement la main, la serrer dans mes bras, lui faire découvrir les petits et les grands chemins mais lapetitegens n’en fait qu’à ses « guiboles » ! C’est ce qui me met en joie ou en colère, en amour ou en désamour, j’ai tant jubilé d’être à ses trousses que le robinet de sa création ne cesse pas, la matière ne se tarit pas. Après l’annonce de la publication de Lapetitegens par Cheyne, j’ai recommencé mes recherches et cette fois j’ai embarqué le lecteur avec moi, nous étions une troupe indisciplinée à vouloir la dénicher (dans un théâtre ? dans les bois ? un zoo ? une grotte ?…) puis la repousser à cause de la conflictualité qui nous habite immanquablement. Après la parution du livre au printemps 2019, rebelote, j’ai repris mon stylo (ou plutôt le clavier de l’ordinateur) et ai recommencé à vouloir attester de son existence, chimérique ? onirique ? symbolique ? Depuis qu’elle était entrée par le livre dans le domaine public, il me fallait continuer à questionner la nature de ce lien, de moi à elle, de nous à elles. En fait, je n’ai rien d’autre à dire que ce qu’elle m’a donnée, le volume des mots, qui est là, à plat, dans l’écriture, c’est l’énigme de l’écriture qui est posée, ses mouvements, ses départs, ses embuscades, ses contorsions, ses retrouvailles. Lapetitegens anime une parcelle du grand territoire des signes, depuis les couches les plus anciennes, « un jour lapetitegens a été découverte fossilisée, elle reposait à flanc de coteau dans un petit village du Luberon, on aurait pu croire à sa résurrection.. » et qui jaillit parfois, vigoureuse, indéfectible.

Au début de votre livre, vous écrivez Lapetitegens par paragraphe puis par la suite vous écrivez un « Album » à propos de lapetitegens. Pourquoi avoir choisi cette contrainte d’écriture ?

D’abord la première partie invite à faire connaissance avec lapetitegens par touches successives, une connaissance fragmentée, kaléidoscopique, afin de cerner les possibles, les pistes pour la découvrir. Il n’y a que l’enfant pour qui « elle va de soi, elle chemine à ses côtés sans rechigner, sous le bras ou par la peau du cou ». De manière insistante, répétitive, je scande son nom à chaque page, je répète inlassablement « lapetitegens », un nom bizarre, qui n’existe pas, qui n’entre pas dans le dictionnaire, un assemblage de trois mots qui font un drôle de breuvage, à la fois unique et multiple, synonyme de petitesse et de grandeur. L’album, d’abord intitulé « annexe » est venu dans l’après-coup, comme en contrepoids, l’intention étant de « fournir » des documents qui la saisissent sur le vif, malgré elle, dans l’instantané de l’image, pour témoigner de sa réalité, de sa matérialité, de sa figurabilité, donner la preuve de la consistance de son existence, fixer le souvenir, garder trace, s’accorder aussi sur qui elle est. Mais cette tentative ne lui donne pas plus chair et os qu’avant, on n’y voit jamais vraiment lapetitegens, tout juste ses guiboles qui s’emmêlent parfois les pinceaux, c’est donc un semblant d’album, une galerie de portraits en trompe l’œil. C’est une manière de jouer avec le mystère, avec l’imaginaire, entre ombre et lumière, présence et absence. Marie Thomas, comédienne, qui l’avait interprétée lors des Lectures sous l’Arbre (spectacle organisé par Cheyne au théâtre de Saint-Agrève en août 2019) avait entremêlé les deux parties, elle égrainait des portraits de l’album dans le fil du texte et cela donnait une couleur clownesque et pétillante qui continuait à la désigner, comme par exemple : « lapetitegens en train d’enjamber (d’enguiboler) la grosse poubelle dans laquelle un vieil homme l’avait jetée parce qu’il avait oublié que l’imaginaire a des droits ouverts toute la vie » ou « lapetitegens avec une grande aiguille, en train de se rafistoler ». Finalement comme je n’en sais pas plus que ce que j’en écris sur lapetitegens, pas plus que n’importe qui, le lecteur saura trouver pour lui ce qu’elle est, ce qu’elle était, ce qu’elle devient. Quand j’anime des ateliers d’écriture ou quand j’en fais une lecture à haute voix, j’aime bien poser la question de son identité : « qui est lapetitegens pour vous ? Qui voulez-vous qu’elle soit pour vous ? ». Les réponses sont toutes vraies et je n’en ai pas d’autres, c’est toujours elle, sous un angle, sous un autre, de l’intérieur ou loin au-delà mais quoique l’on en dise, elle aura déjà décampé de nos mots, de nos certitudes, de nos convictions, elle restera une énigme, un secret aux ailes dépliées, lapetitegens rêve beaucoup, elle ne fait que rêver en somme » !

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