Sans adresse

Pierre Vinclair, Lurlure, 2019

Dans Sans adresse, paru en janvier aux éditions Lurlure, Pierre Vinclair livre 77 sonnets adressés à sa famille, à ses proches, à ses collègues. Nous nous retrouvons alors face à des poèmes qui ne nous sont pas adressés. Ainsi, l’auteur s’émancipe de la posture de l’écrivain qui s’adresse à un lecteur inconnu, celui dont on ne sait rien. Les poèmes sont accompagnés de notes qui permettent de saisir leur construction. Le lecteur dépasse l’attitude de l’observateur s’immisçant dans l’intimité de l’auteur, qui ne ferait que regarder un paysage à travers les yeux d’un autre, sans pouvoir accéder aux ressentis de ce regard singulier. Ce regard donne alors ses clefs et propose d’affiner ce qu’il peut maîtriser au plus juste : ses intentions. Ces poèmes, en jouant sur le rapport entre les intentions de l’auteur et la réception du lecteur, produisent un discours sur la poésie. Ils proposent d’aller au-delà de l’attente d’une reconnaissance incertaine du lecteur. De même qu’ils posent la question de quelle posture prendre face au vers et comment l’interpréter. Où se retrouve la force de partage d’un poème ?

Pierre Vinclair arrive à épargner le sonnet des connotations classiques qui lui sont ordinairement imposées. Le sonnet n’est plus cet objet alourdi de règles, il ne fait plus du vers la preuve d’une œuvre. Il s’agit plutôt de l’expression du travail du poète qui remet en cause le mythe de l’écrivain et de son génie. C’est la fabrication du poème qui en fait sa justesse et sa merveille. Utiliser une forme classique pour adresser des messages à ses proches connecte la poésie avec le réel. Les sonnets font alors la démonstration de leur activité. Que ce soit un courriel pour prévenir ses collègues de son départ ou des lettres adressées à ses filles, ses sonnets performent.

Joakim Ridel, médiateur de la bibliothèque de la Maison de la Poésie de Nantes.

Sans adresse, couverture

Sans adresse, couverture

TROIS QUESTIONS À PIERRE VINCLAIR

Les domaines littéraires, picturaux et philosophiques prennent une place importante dans vos poèmes. Comment ceux-là influencent ou soutiennent votre écriture ?

Le travail d’écriture consiste à concrétiser une intuition nébuleuse en la mêlant à la matière des mots où elle prend forme. Les mots sont comme des flocons de neige où se cristallisent la pensée, le travail poétique consiste à ne pas en rester à ces flocons désordonnés, et faire un bonhomme de neige. Les opérateurs de cette transformation relèvent de la forme : le vers, la strophe (tercet, quatrain, ou autre), l’ensemble de strophes. Écrire de la poésie, c’est se servir de ces opérateurs formels de différents niveaux (vers, quatrains et tercets, sonnets ; dans ce cas) pour transformer une vague idée en quelque chose d’aussi précis qu’un corps de neige avec ses traits, son expression. Les autres arts, travaillant à partir d’autres éléments de cristallisation (la peinture : la couleur, et non le vers) servent de guide, comme un créateur de bonhomme de neige peut s’intéresser à la poterie. La philosophie donne une indication générale sur ce que peut signifier penser.

Pouvez-vous nous définir ce que vous entendez par anti-réalisme ?

Par anti-réalisme, je veux dire que le langage (malgré les apparences, parfois) est incapable de décrire correctement le réel. Les mots du langage ne parviennent pas à rendre compte des choses telles qu’elles sont. Je vais utiliser une autre image que celle des bonhommes de neige : on pourrait dire que dans la situation courante, nous nous trouvons dans une pièce dont les murs sont recouverts de papier peint. Or nous qui sommes dans cette pièce, nous croyons être au grand air : qu’il n’y a pas de murs, que les papiers peints sont en fait des choses réelles qui bougent. La poésie, dans ce cadre-là, serait un art de dessiner sur le papier peint (ou d’y mouler des bonhommes de neige !), ajoutant ainsi de nouveaux motifs sur les murs — ce qui présuppose de s’être rendu compte que nous n’étions pas en plein air, mais entre les murs, et peut avoir pour résultat, peut-être, de faire se rendre compte au lecteur qu’il est lui aussi entre les murs (si ces motifs cherchent la merveille plus que la vérité).

En donnant accès à vos références par des notes placées à la fin du livre, vous semblez tenter une approche avec le lecteur inconnu. Pensez-vous que cela lui permettrait de saisir un sens plus juste dans vos intentions ? (Au risque que le lecteur y perçoive une vérité plutôt qu’une merveille ?)

D’abord, on n’est pas obligé de les lire, c’est un bonus. Mais je crois plus fondamentalement que la rétention d’information, à elle seule, ne parvient pas à produire de la merveille ; ni que le fait de donner une information, à l’inverse, l’empêche d’advenir. Au contraire : le tour apparaît d’autant plus magique, que celui qui l’opère permet au spectateur d’examiner par ailleurs en détail le jeu de cartes utilisé. Quant aux deux notes plus longues sur la genèse du livre, j’aime bien l’idée que le bonhomme de neige (ou le papier peint) comporte, quelque part, au dos ou dans un coin, une description de sa propre fabrication. Non seulement pour les effets de distanciation que cela permet, mais je trouve l’idée en elle-même assez poétique…

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