Élégies documentaires

Muriel Pic, Macula, 2016

Élégies documentaires est un voyage entre l’aube et le lendemain de la seconde guerre mondiale. Cette traversée immuable s’inscrit dans le cadre d’une carte postale figée dans l’éternité. En toile de fond nous passons du centre de vacances nazi de l’île de Rügen aux ruches d’apiculteurs palestiniens pour finir dans une station spatiale, à observer les étoiles depuis la Californie.
Sur ces mêmes latitudes et longitudes, les traces du passé témoignent et nous promènent entre les ruines des pans de l’histoire. Notre regard s’invite, s’infiltre avec poésie dans les strates des années. Regarder, découvrir, lire l’archive, elle-même témoin et spectatrice de quelque chose d’ancien. Ce vaste livre d’images donne un visage aux dates, à un instant donné qui n’existe qu’en fonction du temps. La réalité du passé est entrevue par-delà les noms, les lieux, les dates.
Les images douloureuses fixées dans une temporalité propre sont reconsidérées, brisées par cet arrêt sur image. Ainsi, le souvenir se dépoussière, se transforme, résonne sur les parois continuelles du temps, d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Le sablier du temps est formé d’une infinité de grains, autant d’archives éparpillées dans les âges, dispersées sur les continents, mais aussi, simultanément imbriquées, causes et conséquences d’elles-mêmes. Dans cet enchevêtrement, l’histoire se crée. « Rendre sensible ces événements infiniment variés et lointains » revient à ne pas effacer les traces de pas laissées sur le sable du temps. Et « qu’on se le dise : il n’est d’art documentaire sans chant de deuil, sans images mortes (comme on dirait natures mortes), soudain revécues, en un instant devinées, strates soulevées, sous l’œil vivant du passé. »
Muriel Pic rassemble des fragments d’une continuité chronologique et comme le miel de ses pages « use de ce pouvoir de créer / modeler la cire de nos imaginations ». Les photographies, les images sont poétisées pour pénétrer à l’intérieur de l’essence de la mémoire. De ces instants capturés, enfermés dans un contexte précis, émanent des mots qui font de ces poussières d’archives des essaims de vie, jusqu’à les élever à des poussières d’étoiles. « Vastes médiation sur les étoiles fixes : depuis des millénaires reculés, elles se meuvent vers des millénaires futurs tout aussi éloignés. Auprès d’elles, les soixante-dix années, l’ordinaire longévité humaine ? Une infinitésimale parenthèse de brièveté ». L’histoire est l’atmosphère de ces élégies documentaires.

Marthe Moura, médiatrice de la bibliothèque de la Maison de la Poésie de Nantes.

Elegies documentaires

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TROIS QUESTIONS À MURIEL PIC

Comment êtes-vous passée de la recherche historique à l’écriture de poésie et à votre pratique de l’art documentaire ?

Je ne pense pas être passée de l’un à l’autre comme on passe une frontière, je crois qu’il s’agit plutôt d’une orientation différente dans un espace commun, l’espace où doivent se mêler le poème et le savoir, l’imagination et la méthode, la divagation et les règles. Il s’agit donc d’un changement dans ma manière de m’orienter et dans le savoir et dans le poème. Et cela en vertu de leur point commun : saisir ce que Baudelaire a si heureusement nommé « le démon fugitif des minutes heureuses ». Car ce que nous restitue l’archive, ce sont des instants-poussières qui revivent et s’évanouissent entre nos doigts. Et ce que nous restitue le poème, ce sont des instants-stellaires qui filent et disparaissent entre nos doigts. J’ai attendu longtemps avant de publier ce que j’écrivais, j’ai attendu d’être capable de trouver une approche inactuelle de l’actualité pour que mes travaux soient engagés, et non coupés de la sphère sociale, sans être prisonniers d’un discours politique de parti.

Comment et pourquoi avez-vous sélectionné ces archives-ci en particulier en tant qu’épisodes choisis pour constituer votre ouvrage ?

Je ne les ai pas sélectionnées, c’est elles qui m’ont choisie, c’est elles qui ont touché en moi d’autres images et ouvert un passage lyrique. J’avais été très impressionnée par le livre de Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich, qui recueille les rêves faits par des gens du commun en Allemagne au fur et à mesure où Hitler prend le pouvoir. Ces récits de rêves sont des documents extraordinaires, ils véhiculent une vérité que l’on peut difficilement saisir ailleurs. Il me semble qu’il y a un peu de cela dans les images du livre. Ce ce qui m’a frappée dans ces archives, c’est leur actualité politique. Pour l’élégie de Rügen par exemple, avec les archives du complexe balnéaire nazi de Prora dont il ne reste qu’une ruine gigantesque, j’étais stupéfaite de ce que j’apprenais sur le tourisme de masse. Tout était tellement clair sur le rôle des vacances dans l’idéologie du travail, la promesse de minutes heureuses à condition que chacun tienne son rôle, soit un bon ouvrier, un bon soldat. Que l’on doive travailler pour la communauté, je trouve cela nécessaire, mais pas au prix de perdre ses propres rêves, pas au prix d’un conditionnement sur ce que sont le bonheur et le bien-être. Or, partout, on voit les mêmes images, les mêmes stéréotypes, les mêmes rêves d’évasion, la même économie du bonheur, la même dictature de ce que sont les vacances.

Les utopies seraient-t-elles donc destinées irrémédiablement à la ruine ? et la véritable utopie ne serait-elle possible que dans la destruction ?

Sans ruine pas d’utopie, sans utopie pas d’espoir. L’utopie nous fait vivre. Quand on manipule l’utopie, et on l’a souvent manipulée, on s’attaque à la liberté la plus élémentaire : le droit de rêver, le droit d’être heureux. L’architecture de Prora à Rügen ne permet jamais de se cacher, d’avoir un secret ; tout est contrôlé. C’est un camp, un camp de vacances. Une espace limité que l’on transforme en utopie forcée. J’exagère un peu mais cela m’évoque vraiment ces voyages que l’on vous vend plutôt cher où tout est organisé. La seule chose qui doit être organisée, c’est le pessimisme comme le dit bien Walter Benjamin. Quant à la destruction, elle si omniprésente au cœur même de notre progrès qu’elle est devenue une banalité. Elle est quotidienne. En Europe, nous pensons être à l’abri du danger, plus de guerre ouverte pour l’instant sur notre territoire, nous pouvons aller au café, sortir, manger ce que bon nous semble à condition d’en avoir les moyens bien sûr. Mais, en réalité, nous perdons chaque jour davantage de terrain sur notre liberté à rêver et à savoir. Savoir par exemple ce qu’est l’histoire du conflit israélo-palestinien, question de la seconde élégie écrite à partir des archives de kibboutzim. Revenir aux archives, les partager avec d’autres, prendre en considération leur expérience, c’est évidemment didactique ; mais pas seulement : cela voudrait aussi être une utopie, l’utopie que la vie est libre et le rêve d’une société réconciliée.

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