peut-être pas immortelle
Frédéric Boyer, P.O.L, 2018
Cet ouvrage survient après un drame, le décès accidentel de la compagne de l’auteur alors qu’elle tentait de sauver deux enfants de la noyade. Malgré son caractère universel, la perte d’un proche reste un sujet littéraire difficile. Le deuil appartient au sensible, fait écho à l’intime et à l’individu, sans être quelque chose que l’on puisse épandre librement.
La pudeur et la fragilité intrinsèques au deuil se dévoilent ici avec délicatesse et subtilité. Frédéric Boyer livre ses sentiments, ses ressentis et souvenirs avec justesse, en nous entrouvrant la porte sur son intériorité assez simplement.
La poétique du deuil trouve un lieu dans l’écriture où l’indicible se pose sur les pages, espace précieux où prennent place émotivité, exutoire, refus.
Ainsi, peut-être pas immortelle se juxtapose sur trois parties distinctes et auxiliaires.
Le livre s’ouvre sur un premier texte où l’auteur se confie, cherche son épouse tout en la laissant partir, dans une conscience résignée. « Car tu es et je ne suis pas / tu es où je ne sais pas / es-tu là où tu n’es pas quand je dis tu es / tu es où je ne te suis pas quand tu n’es plus // tout renaît disaient les Anciens tout recommence // les feuilles le jour et les abeilles // la nuit aussi // et toi non // peut-être pas immortelle ».
Ce temps initial évoque quelque chose de très personnel, où se mêlent les blessures, les interrogations, pensées bouleversées en réaction à cette mort. Une phase 1 qui part de ce constat funeste, pose les mots comme exutoire et possiblement comme étape dans ce travail du deuil.
Ensuite vient Une lettre directement adressée à la défunte. Ces lignes soulèvent le vide du manque. Par cette missive, Frédéric Boyer apostrophe et fait part du »nous » intime de cette relation. Les souvenirs éclairent la mémoire et lissent cette absence avec mélancolie. L’immortalité s’ancre alors peut-être dans l’œuvre artistique. Infinie.
« J’aimais quand tu jurais que d’autres planètes, d’autres mondes, d’autres vies pourraient un jour, longtemps après nous, apporter leur contribution à notre problème insoluble. J’aimais quand tu disais pouvoir traverser les temps ».
Ce sont Les vies qui closent ce recueil, dans une lueur d’espérance, espérance chère à l’écrivain. À la question « comment continuer ? » quelle meilleure réponse que la vie ou les vies « Il y a de très nombreuses vies mon amour des milliards de vies réfugiées dans une seule petite vie vivante ». L’existence malgré ses faiblesses et ses épreuves reste inestimable et pour en être digne, il faut se relever, tenir bon et debout. L’écriture est un moyen de transcender cette continuité de l’existence, au delà du pire. En sachant qu’ « il y a quelqu’un de vivant qui est toi dans chaque vie qui passe », alors la vie a quelque chose d’éternel.
Marthe Moura, médiatrice de la bibliothèque de la Maison de la Poésie de Nantes.
TROIS QUESTIONS À FRÉDÉRIC BOYER
Que pensez-vous du thème du deuil dans la littérature ?
La littérature, au sens étymologique, premier pour ainsi dire, littera en latin, ce qui est écrit, revêt une fonction de mémorial. L’écriture, la lettre, se pose sur la perte, vient interroger l’absence. D’une certaine façon, la littérature est deuil. La présence de la littérature, dans une culture, une civilisation, signe cette présence des absents. Mais il n’y a pas de dialogue avec les morts. Je ne le crois pas. C’est ce qu’affronte aussi la littérature devant la perte et l’absence. Sa propre solitude objective, scripturale qu’elle adresse aux vivants. On écrit toujours plus ou moins dans le vide. Les écrits restent, disait-on autrefois, mais il restent seuls. Et je ne vois d’équivalent à cette solitude des lettres, de la littérature, que le désespoir de la fin d’un amour.
Par quel cheminement êtes-vous passé pour écrire ?
Ce n’est pas un chemin ni une démarche ; c’est une effraction de la vie. Écrire, en ce cas, c’est déchirer quelque chose. Un sceau. Celui du chagrin et de l’épouvante. Ces trois textes, chacun à sa manière, précaire, tâtonnante, témoignent d’une parole encore possible, à tracer dans la vie qui demeure. La vie est un fauve qui dévore la vie. C’est à ce face-à-face soudain que j’ai été convié. Avec ce fauve vivant, dévorant, de l’existence.
À qui s’adresse ce texte, à vous-même, à Anne ou aux lecteurs ?
À partir du moment où ces textes sont publiés, rendus publics, ils ne s’adressent à personne en particulier. Ils sont rendus à l’universalité du chagrin, de la perte. Et ce qui s’entend d’intime, de personnel, est en quelque sorte dessaisi de soi. C’est sans doute la signification exacte, selon moi, de l’élégie. Une parole sur la mort, le deuil, qui s’adresse aux vivants. Une action poétique : faire passer par le langage le chagrin personnel, la douleur intime, dans la communauté de tous les vivants. Et enfin faire du poème la catharsis d’une douleur : « La douleur qu’on veut calmer, on la charge d’abord, on s’en occupe, on s’en remplit, on s’y plaist », pour reprendre la définition que donnait de la fonction élégiaque au 18e siècle, le jésuite et homme de lettres Claude-François Fraguier.