Discipline
Dawn Lundy Martin, Joca Seria, 2019
Discipline est le premier recueil de poèmes de Dawn Lundy Martin traduit en français. Dans un texte dense et rythmé, la poète étasunienne nous propose de nous interroger sur l’effet de la discipline sur le corps. Ses poèmes nous évoquent la contrainte et la résistance. Comment le corps réagit au conditionnement qu’impose la discipline ? Par son acceptation ou par sa résistance ? Des corps souffrants et détériorés se dessinent. On y retrouve beaucoup de termes liés aux sensations, aux perceptions, à la chair, à la maladie ou à la mort. La poète a d’ailleurs écrit ce recueil après le décès de son père et en accompagnant la maladie de son frère.
Dans leur densité et leur rythme cadencé, les textes sont percutants, ils provoquent une immersion dans le flot des mots et produisent une lecture physique. On peut ressentir dans ce texte un effet musical ; saccadé et brusque. Le recueil se termine d’ailleurs par une coda, qui est le passage final d’une pièce musicale.
Dawn Lundy Martin rend confus les potentiels axes de lecture que nous pourrions prendre. Au-delà du fait qu’elle n’a pas donné de titres aux poèmes, des suites de code binaire sont insérées à quatre reprises. Elles nous proposent de faire un pas de côté, un arrêt. Que font-elles là ? Alors que nous étions immergés dans la lecture, leur déchiffrage nous force à extraire notre attention aux mots. Il nous faut alors décider d’une attitude à prendre face à ces passages. Décoder ou ignorer. Peut-être dans une dimension similaire à la réaction à la discipline, résister ou accepter ? En décodant, des mots se révèlent. Le code apporte une certaine protection de donnée du texte face à l’interprétation du lecteur. Il complexifie la compréhension de son sens. Pourtant, une fois décodés, les mots révélés nous guident dans la suite de notre lecture. Ce recueil, dont les axes de lecture sont confus, nous déstabilise et nous place autant sous une « lumière caustique » qu’une « lumière cajolante ».
Joakim Ridel, médiateur de la bibliothèque de la Maison de la Poésie de Nantes.
TROIS QUESTIONS À DAWN LUNDY MARTIN
Vous employez du code binaire à quatre reprises. Il s’agit d’un langage de machine qui serait alors dénué d’émotion. La discipline va-t-elle jusqu’à soustraire l’émotion du langage ?
Je pensais à un langage universel, ou à la possibilité d’une telle chose. Ça m’intéressait de dépasser les limites de ce qui ne peut être dit dans le langage tel que nous le connaissons, ce que le discours interroge ou proscrit déjà, et dans une manière de parler qui transcendait les forces qui sont déjà construites socialement et empêchent de prêter attention à certaines choses. Le choix du code binaire est un geste qui veut non pas atteindre à l’universalité, mais la désigner – pour dire, pourquoi pas ? Et si le social n’envahissait pas le langage puissions-nous être plus près de restituer le corps, surtout son abjection.
Le corps dans votre recueil est souffrant et se détériore. Est-ce la discipline et le conditionnement qu’elle implique qui produisent cela ? Ou est-ce une forme de résistance à cette discipline ?
La discipline est une question dans les poèmes. La discipline est comprise dans le livre comme un mécanisme endémique d’ordre, au sens foucaldien du terme, automatique dans son opération, utilisé et reproduit par les systèmes et institutions qui permettent ces systèmes. La discipline est, également, une succession de regards qui rendent opérationnel le corps physique dans la tentative d’en faire un objet, un pion. La question de l’aptitude du corps à agir avec un véritable pouvoir, étant donné ce qui lui est arrivé, est au cœur du livre. Est-ce que l’action du corps dans le présent est imposée par une réaction psychologique au traumatisme ? Ou est-ce une réaction à l’encontre des régimes qui le cherchent à sa place ? L’auto-soumission, le fait d’allonger obstinément le corps, à plat ventre et vulnérable, en réaction à la violence ou à celle qui s’est ensuivie peut être, dans le texte, une manière de résister aux mécanismes disciplinaires, ou de façon plus puissante, d’opérer en dehors de ceux-ci. La folie, aussi. Les paroles insensées, aussi. Il se peut que l’on résiste aux mécanismes rationnels du discours lorsque la chose que l’on veut dire n’a aucune incarnation rationnelle. Il n’y a pas de place pour le débat.
On peut ressentir une structure particulière dans votre texte. Les poèmes sont rapides et saccadés. Quatre séquences sont définies par les sections codées. Vous insérez une coda finale. Avez-vous souhaité vous rapprocher d’une forme musicale ? Qui aurait alors un effet presque physique sur le lecteur ?
En fait, je considère le poème en prose comme une voie vers le lyrique. La phrase elle-même comme une voie vers l’énonciation anime les qualités lyriques du discours, tel que je le conçois. Mais également l’intérieur des mots – les manières dont la douce acoustique interne des mots se répète. J’ai tendance, je crois, à être attirée vers la diction latine, qui se prête à la musique et au rythme. Dans Discipline, j’ai voulu m’éloigner du fragment isolé ou du bégaiement de discours impossible pour aller vers une énonciation plus superposée qui calmait l’expérience du lecteur, et permettait plus d’ouverture. Puisqu’il y a un aspect autobiographique dans le recueil, cela semble normal ; malgré ce qui peut être un contenu difficile, l’acoustique pourrait être un joug, une invitation, un effet corporel.
Propos traduits en français par Nathalie Guillaume.