Au cœur du cœur de l’écrin
Anne Kawala, Lanskine, mai 2017
Anne Kawala a été invitée par la Maison de la Poésie en collaboration avec le musée Dobrée à écrire librement sur l’écrin du cœur d’Anne de Bretagne, puis à en faire la lecture en janvier 2016. Suite à cette commande, elle décide de poursuivre l’écriture autour de l’écrin, jusqu’à la publication d’un livre intitulé Au cœur du cœur de l’écrin, qui paraît ce mois-ci aux éditions Lanskine.
Cet ouvrage est remarquable déjà par sa taille – il comporte 240 pages – et par la densité et la précision de ses références historiques, puisées de sources diverses : on trouve aussi bien des articles de l’encyclopédie en ligne Wikipédia que des livres de chercheurs universitaires. Ce livre est divisé en plus d’une centaine de poèmes qui révèlent les multiples chemins qu’a empruntés Anne Kawala, partant de l’écrin du cœur d’Anne de Bretagne, le rencontrant, le découvrant, le fouillant, lui arrachant ses secrets. « Au cœur du cœur de l’écrin, je cherche ce que je trouve » écrit-elle, comme un leitmotiv ouvrant la plupart des poèmes. Cette investigation prend presque la forme d’un parcours initiatique, partant de souvenirs imprécis sur le Moyen-âge, elle va rencontrer tour à tour reines et rois de France, duchesses et ducs, régentes, religieuses, guerrières, et bien d’autres figures, comme des poétesses, des présumées sorcières, et même un tatophile et un tatophante ! Ce voyage n’est ni restreint à une époque de l’Histoire ni à un espace : les croisades nous emmènent notamment au Moyen Orient où l’on découvre l’influence qu’a eu la poésie arabe sur « l’amour courtois » que les troubadours du Pays d’Oc démocratiseront ; on a même la surprise de voir Anne Kawala nous emmener au Japon, entre Minamata, Misako, le mercure, l’Erdre et le Pacifique.
Enfin, les interrogations et problématiques qui traversent cette auteure apportent une coloration plus sensible au livre, car elle sait s’approprier chaque histoire des personnes rencontrées, se projeter (et nous avec) dans une autre époque. Et ce plongeon historique apporte évidemment son lot de questions : quelle est la place de ces femmes au Moyen-âge ? Sont-elles uniquement ce que l’Histoire en retient (et pourquoi n’en retient-elle que rarement quelque chose de subsistant) ? Comment la religion perçevait-elle les dissections et embaumements à cette époque (et donc le fait que le cœur d’Anne de Bretagne ait été mis dans un écrin, loin de là où repose son corps) ?
Anne Kawala nous fait donc (re)parcourir une époque et (re)découvrir tout ce qui peut graviter autour de cet écrin, tout en le faisant avec une poésie sensible et entêtante, manipulant à merveille les répétitions.
Alice Raimbault, médiatrice de la bibliothèque de la Maison de la Poésie de Nantes
TROIS QUESTIONS À ANNE KAWALA
Le livre que vous publiez aujourd’hui est issu d’une commande d’écriture autour de l’écrin du cœur d’Anne de Bretagne. Pourquoi avez-vous choisi de poursuivre l’écriture autour de ce projet ?
Les premières réponses trouvées aux questions que suscitait l’écrin ont ouvert sur des détails, des faits, d’autres questions que j’ai eu envie de transcrire mais qui exigeaient de nouvelles recherches qui elles-mêmes… c’est un peu un jeu de matriochka se ramifiant.
Dans un article publié le 4 janvier 2017 dans Diacritik réalisé par Emmanuèle Jawad, vous parlez d’une « tentative d’écrire une poésie historique » ? Comment est né ce travail de recherches historiques (est-ce une volonté de votre part, ou cela s’est-il imposé à vous) ? Et ces recherches vous ont-elles menées vers des lieux dans lesquels vous n’auriez pas pensé vous retrouver ?
Cette commande a rendu cette poésie historique possible. Y préexistent des recherches mettant en regard l’Histoire et les Histoires, celles écrites et celles orales, les rapports d’autorités qu’elles entretiennent dans et à notre société. Une conclusion serait d’apprendre à apprendre et partager les Histoires nous constituant : celles qui, ne concernant pas les personnes de pouvoir, ne sont pas écrites par l’Histoire. C’est interroger l’émotion dans le champ historique, trouver ce point d’entrée qui permet de la compréhension (ici : le féminisme, les histoires de cul, le rapport à la médecine, à la poésie). Il me semble important que les non-spécialistes cessent de se dédire de leurs responsabilités vis-à-vis des connaissances au motif que des spécialistes les leurs garantissent. Le travail des chercheu,r,ses ne devrait pas être confiné (la poésie pouvant endosser cette même critique). Que chacun,e fasse usage de sa propre langue à partir des langages spécialistes et de leurs connaissances spécifiques, c’est à dire qu’il y ait retranscription de l’émotion que suscite telle recherche, me semble nécessaire pour que les travaux de spécialistes soient exo-féconds, paradigmatiques : permettent de penser et d’agir.
On connaît votre attachement à la question du genre et à la cause féministe. Dans ce livre, cela se ressent par le choix d’une écriture non genrée, mais aussi dans les questions que vous vous posez sur la place des femmes au Moyen-âge ou sur leur visibilité dans l’Histoire. Est-ce que d’écrire sur des femmes vivant à cette période a modifié le regard que vous portiez sur ces questions ?
Sur la fin du Moyen-âge et la Renaissance, certainement ! À très grands traits : coexistent ce que Françoise d’Eaubonne appelle « le sexocide des sorcières », l’expropriation des communs (pour favoriser la clôture de ces terres et leur exploitation), une dépossession des langues vernaculaires et des connaissances (interdisant le savoir non-universitaire, notamment médical, à l’usage des femmes et des pauvres). Féminisme, écologie (déjà rapprochés par l’éco-féminisme) et protection sociale, langage, connaissances et soins semblent être différentes facettes d’une lutte à fin de valeur d’usage.