Chaos
Mathieu Brosseau, Quidam, 2018
Dans son dernier livre Mathieu Brosseau dépeint son Chaos. Abrasif, contrasté ; nous vacillons au cœur d’un désordre social, moral et esthétique. Happé par ses mots, son rythme fulgurant et cette poétique déroutante nous nous demandons si ce n’est pas rêvé. Ou si ce ne sont pas les bribes du réel qui soulèvent un rêve éveillé.
Dans cette traversée onirique, l’exorcisme contre la peur de vivre se dessine, libère les mains et laisse l’esprit libre pour toutes les interprétations possibles. Pour s’échapper de la crainte de l’étrange, de la pensée conventionnelle, des rétentions institutionnelles, de ce qu’il est admis de voir, percevoir, le livre pousse au désir, pas le désir premier, mais celui d’être en rupture, d’évaporer sa conscience. Désir d’une liberté sans pensées prédominantes ou construites, forgée de ces flots décousus. « Mais ne plaisantons pas, l’inconstance de ce choix, du choix du flux à penser ou à exprimer, l’inconstance des vents, c’est ça qui fait vivre les gens, c’est ça qui les fait vibrer, et c’est pourquoi ils sont tous incohérents, absolument tous, et c’est tant mieux. Capito, Doktor ? » (p36)
Chaos invite à regarder sans voir, au-delà des croyances et du pré-établi, du pré-conçu. C’est un livre qui se dégage des perceptions, depuis leurs liens au ventre, par des jeux de miroirs, de regards et de folie…
Dès la première page, le ton est lancé : « Regarde, regarde, je les vois tous dans l’espace noir, les imagine, par-delà, regarde, ferme, ferme les yeux, laisse-toi aller, regarde, vois un ventre dans un ventre, […] là encore dans un ventre, et ainsi de suite. Je. Belle image étendue de poupées russes enceintes encastrées. Et puis dans certains ventres, un ventre vide ; […] ». Dans cette trame mêlant gestation, gémellité, se romancent les oubliés du quotidien de l’infinie grande folie. En miroir, en écho, nous découvrons la Folle, son environnement, ses hallucinations, ses lubies d’un soleil rouge ; mais aussi, l’Interne, qui s’interroge, se laisse subjuguer par cette sublime énergumène et emporter dans une quête abracadabrante. « Il y a quelque chose chez elle qui le sidère et le bouleverse au point de vouloir intentionnellement le délit d’organiser sa fuite » ; le Docteur, qui « a des pathologies à déceler comme autant de mots croisés à trouver [… dans] un monde stable et indivisible », la Sœur, l’Aînée, jumelle de l’Autre Ville, atteinte par ce même astre rougeoyant et sanguin, Chorion « une masse visqueuse organique et rougeâtre placée, selon elle, à quelques centaines de mètres au-dessus de sa tête, nuit et jour. Un zénith vorace », lui aussi véritable personnage du livre.
Chacune de ces figures semblent en gestation les unes des autres, dans une forme de gémellité. Ne serait-elle pas au final dans chacun de nous ? Et ne serions-nous pas tour à tour, ou parfois dans un même temps, la Folle, l’Interne, le Docteur… ?
Chaos se lit comme une nage dans une eau inconnue, avec pour seul point de référence, l’ondée autour de son propre corps saisissant ce qui ne se comprend pas si limpidement. Balbutiez donc dans cet étrange chaos.
Marthe Moura, médiatrice de la bibliothèque de la Maison de la Poésie de Nantes.
TROIS QUESTIONS À MATHIEU BROSSEAU
Natacha Andriamirado a écrit « s’il lui faut une identité, Mathieu Brosseau est poète, mais il est en réalité au-delà des genres. » (La Nouvelle Quinzaine Littéraire, 2015) Alors, que différencie ce roman de vos poèmes et de manière plus générale, les romans des poèmes et le romancier du poète ?
Vaste question ! À mon sens ce qui caractérise avant tout le poème est à la fois son mouvement et la place du sujet.
Quand, dans le poème, le personnage principal est l’auteur même, parlant en son nom, on ne peut pas le dire aussi simplement pour le roman. Ce genre use de mille stratagèmes pour plonger et hypnotiser le lecteur, dans une histoire qui semblerait n’être celle de personne en particulier. C’est-à-dire, sans doute d’un peu tout le monde.
La différence entre poème et roman se situe aussi dans ce que j’appelle le mouvement. En effet, si le mouvement du poème, dans sa brièveté et son unité, est porté par un auteur seul, s’il y a une unité de sens et de ton, il n’en est pas de même pour le roman. Ce genre est complexe, composite et se structure par emboîtage, il y a plusieurs sujets, plusieurs situations, plusieurs mouvements parfois contradictoires, la tension narrative monte et descend au gré du récit.
Alors, j’ai toujours pensé que le roman était l’art de l’ellipse. Souvent le lecteur comprend le sens de l’histoire, en creux, précisément quand elle n’est pas dite.
Écrire un roman, c’est savoir ne pas tout dire. Laisser aux ellipses, creux et silence de l’histoire le soin de donner aux lecteurs ce qui n’est pas énoncé, ce qui n’est pas donné.
En bref, lire un roman, c’est comprendre ce que le texte ne dit pas explicitement. Lire de la poésie, c’est l’inverse. C’est se laisser aller à l’idée de ne pas comprendre tout ce qui est écrit.
Chaos fait-il l’éloge de la folie ?
Dans mon roman Chaos, j’ai voulu travailler sur le concept de transparence intérieure. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il s’agit de l’art de transcrire ou de traduire les pensées intérieures des personnages.
Virginia Woolf ou James Joyce par exemple se sont employés à tenter l’expérience dans leurs romans.
J’ai relevé le défi autrement qu’eux. Dans nos pensées intimes, qui d’ailleurs sont des poèmes…, il y a sans cesse des ruptures, des phrases qui ne finissent pas, des associations d’idées libres, des images, des mots, des désirs, tout cela est très chaotique. Alors, comment rendre cela dans un roman sans perdre le lecteur ? Comment raconter l’inénarrable ?
Peut-être y a-t-il ici, dans ces retranscriptions de la pensée, des folies. À ce compte, nous sommes absolument tous fous….
Si effectivement le personnage principal de Chaos est La Folle, elle est en réalité la plus lucide de tous les personnages.
Pensez-vous que ce soleil rouge soit universel, qu’il brille pour tous et quel serait sa nature ?
Absolument, d’ailleurs, en vous écrivant, je le regarde, il me regarde ! Du moins, je l’imagine et cela suffit.
Il est libre, il est un lieu de passage, un trou noir permettant la connexion entre les mondes. Il nous permet nous-même d’être monde, et de communiquer ensemble.
Il nous fait tenir !
Mais pour en connaître sa vraie nature, sa vraie texture, je vous invite à vous plonger dans Chaos.
Et puis vous verrez que le monde nous porte, mais qu’il n’a pas encore accouché. Cela viendra.