Chambre zérosix
Isabelle Pinçon, La Rumeur libre, janvier 2016
La mort du père, sujet universel et tellement intime à la fois. Isabelle Pinçon a recueilli ces instants dans la poésie. L’absence de ponctuation, les espaces entre les mots, comme une inspiration – physique – entre chaque image forte, chaque image percutante. C’est le cheminement jusqu’à la fin. Le moindre geste est unique, important, précis et précisé, détaché du geste qui suit. La moindre sensation aussi. Parce qu’il ne faut rien oublier. Il faut tout ancrer dans la tête, dans le livre, pour que l’instant soit éternel pour ceux qui restent. Si cette forme très aérée du texte est de l’ordre du sensitif, les encadrés, eux, font entendre la voix du père, les certitudes, les douleurs à voix haute, les expressions propres à celui qui est, qui fut le père. Tout est pris en photo, gardé en mémoire. « Lhommenmourance » n’est plus vraiment le père, c’est une personne autre. « Lhommenmourance » est une étape, un état. Isabelle Pinçon récolte les instants précieux, jusqu’au moindre souffle car cette fois-ci, « lhommenmourance », c’est son père, ici dans la chambre zérosix.
Anna Fichet, médiatrice de la bibliothèque de la Maison de la Poésie de Nantes. Juin 2016
Trois questions à Isabelle Pinçon
Ce livre semble être fait pour recueillir les paroles de votre père, comme un écrin. Pouvez-vous nous parler de la place de la parole, du dialogue dans ce livre ?
Ce sont des paroles dernières et c’est étrange de les savoir ultimes. Il me faut les saisir pour accepter leur disparition prochaine, parce que c’est la langue qui fait le rassemblement des vivants. Mais il manquera pour toujours à l’écriture la voix qui les porte, il reste à la réinventer dans le secret de chacun, son timbre, sa mélodie, son souffle en train de perdre pied. Ce n’est pas exactement un dialogue, il s’agit d’écouter vivre Lhommenmourance qui parle. On s’éloigne de la pensée, on s’en tient à ce qui fait le quotidien terrestre, la bonne bière, les infirmières aux blouses colorées, la pétorade… Et entre ces éclats de mots se loge le silence où je me prépare à l’absence, assise sur une chaise en skaï, par une écriture qui observe, qui scrute tendrement depuis le seuil.
Comment, pour vous, l’écriture a-t-elle (ou pas) opéré une distanciation par rapport à l’épreuve intime du deuil ? N’est-il cependant pas difficile de partager ces instants avec le lectorat bien souvent inconnu ?
Ce n’est pas un journal intime ni une étude clinique ou sociologique. C’est juste le présent grossi à la loupe d’une fille et d’un père qui se disent au revoir, sans peur, presque paisiblement. Ce que je partage d’intime avec le lecteur est cette torsion particulière du temps qui se vit en conscience, à la fois dilaté et rétréci, ample et étroit. On entre ensemble dans une expérience temporelle extraordinaire qui s’affranchit, et rejoint cette feuille brune qu’on voit par la fenêtre et dont l’arbre va se dessaisir bientôt, naturellement. Chaque jour, j’apportais mon ordinateur et je tapais sur les touches comme on entame une mélodie au piano et cette musique rejoint chacun là où il en est de son rapport à l’autre, mortel, en train de mourir ou mort déjà.
Selon vos dires, chambre zérosix est le seul texte pour lequel vous avez pensé au théâtre. Une pièce a été créée en 2011 à partir de celui-ci (avant sa publication donc). Avez-vous contribué à ce passage du texte vers la scène ? Pouvez-vous nous en parler ?
Plusieurs de mes textes avaient déjà été portés à la scène et j’aime cette transformation, ce « décollage » des mots dans l’espace ! Ici on se trouve transportés dans une unité de lieu (chambre zérosix), unité de temps (quelques jours s’écoulent) et unité d’action (extinction progressive du vivant de l’homme) qui invitent classiquement au théâtre. C’est un huis clos dont s’est saisi Stéphane Raveyre de la compagnie La Réserve (qui avait déjà mis en scène au lieu unique à Nantes Celui qui était dans le lit, publié chez Gros Textes). Lhommenmourance était incarné par une belle voix grave diffusée parmi les spectateurs, sa présence était tellement « palpable » que je n’ai pas compris pourquoi le vieil homme n’était pas venu saluer avec les autres (la fille jouée par Caroline Michel, le fils, la femme et l’infirmière) à la fin du spectacle ! C’était un beau cadeau d’adieu de mon père, un an après sa disparition !