Entretien avec Didier Bourda
12 octobre 2023
Dans le cadre d’un partenariat entre la Maison de la Poésie et le Master Arts, Lettres et Civilisations de Nantes Université, le poète Didier Bourda a accordé un entretien à trois étudiantes en master recherche. Anissa Ghedied, Léa Lorenzi et Marie Lucas-Evin remercient Didier Bourda pour ce temps d’échange dans lequel le poète a répondu avec générosité et sincérité.
Autour des coulisses de l’écriture
Léa : Qu’est-ce qui vous engage dans des projets créatifs ? Qu’est-ce qui motive votre écriture ?
Didier Bourda : J’écris depuis 35 ans et, avec le temps, tout cela navigue un peu à mon insu. Il peut y avoir des périodes où je « n’avance » pas beaucoup, si on dit que reprendre des textes un peu anciens n’est pas avancer…. Et puis, il y a ce que j’appelle des départs : quelque chose que je vais entendre, un article de journal, une interview (artistes lyrique, metteur en scène, compositeurs), que je vais noter et copier-coller dans mon ordinateur. Ces départs sont rares : un ou deux départs par an. À partir du moment où un départ est lancé, tout va trouver sa cohérence.
Tout cela va devenir assez obsessionnel. Je vais commencer à me dire « il faut que je note cet élément et il faut que je le mette en rapport avec l’article que j’ai lu… ». Ce seront des questions de collage plutôt que de linéarité. Un liant est né, et il convoque des choses, des articles de journaux, de vieux textes que je reprends… Parfois je pensais qu’un texte dormait un peu, mais il va être réactivé par tel article, telle interview, tel entretien. C’est plutôt du repositionnement, une combinatoire qui va se réveiller, une mécanique qui va repartir. Et puis, après, on pense à un projet d’édition, on pense surtout à relier avec d’autres textes. Il y a beaucoup de choses qui se font à notre insu.
Léa : Vous parliez d’articles, d’interviews… Est-ce qu’il y a d’autres sources qui vous inspirent ? Votre recueil Galerie Montagnaise évoque par exemple beaucoup de références historiques, géopolitiques, géographiques…
Didier Bourda : Je viens du Sud-Ouest, de Pau. Depuis pas mal de temps, je m’intéressais à l’immigration des gens du Sud-Ouest vers l’Amérique du Nord. Il y a eu beaucoup de Béarnais et de Basques qui sont partis au Canada et aux États-Unis. Les Basques plutôt en Californie et dans le Nevada, et beaucoup de Béarnais étaient blanchisseurs à New York. J’ai eu l’occasion d’échanger avec une dame de 95 ans, qui me racontait sa vie là-bas avant la guerre ! Son mari était dans l’hôtellerie. Donc je me suis intéressé à ces mouvements, ces flux.
On m’a demandé de faire un travail de mémoire à Pau sur des gens qui avaient travaillé dans une ancienne zone industrielle, en bordure du fleuve Gave, et on m’avait fourni des entretiens d’anciens artisans, toujours des blanchisseurs, mais aussi des ferrailleurs, des artisans de toutes sortes. Parallèlement, on m’avait aussi parlé du baron de Saint-Castin qui était parti en Amérique du Nord, et qui était devenu chef amérindien en 1680. Et cette histoire de migration, j’ai voulu en faire quelque chose.
Quand je suis arrivé au Québec avec un ami géographe et professeur d’architecture, j’ai rencontré des géographes, des anthropologues, des universitaires de l’UQAM à Montréal, un cinéaste, et beaucoup de poètes québécois, dont certaines consœurs amérindiennes de la nation Innue (Montagnais), tous et toutes membres de l’atelier québécois de géopoétique, dans la mouvance de Kenneth White. Je ne savais rien de la communauté innue auparavant, ni surtout qu’elle abritait tout un pan de la poésie francophone canadienne actuelle.
Tout est donc né avec cette histoire de blanchisserie franco-américaine à Pau. C’est cette immigration qui a déclenché l’appétit d’aller suivre le fil, défaire la pelote. C’est cela un projet ! Un projet, ce n’est pas : « tiens, je vais parler des Indiens qui écrivent de la poésie. » Non. C’est plutôt : « j’écris sur les ferrailleurs ou la Blanchisserie Franco-américaine à Pau, j’écoute son ancien patron René Rouy. Il me dit qu’il faisait des pelotes basques avec des peaux de chiens ». Rien que ces mots : « peaux de chiens », c’est assez effarant ! Je les note, et c’est un départ. Ensuite il me parle d’histoire de rivalité entre les Béarnais et les Chinois sur le marché du nettoyage de linge à New York… C’est tout cela qui m’a amené à créer la pièce sonore Quarante chiens, avec entre autres le compositeur Martin Antiphon et la poétesse Edith Azam.
J’ai aussi écrit un texte à partir de l’occitan et des troubadours du XIIe siècle. Ce texte est venu trouver sa place au début de Galerie Montagnaise. Les troubadours allaient très loin vers l’est, et là, il s’agissait d’aller très loin vers l’ouest avec le baron de Saint-Castin. Ces gens parlaient l’occitan, ils ne parlaient pas le français. C’était un voyage de la langue aussi : comment le français part-il ? Des Français partent, mais le français part aussi, et il va se modifier au contact d’autres langues là-bas. C’est le projet que je mène actuellement, qui s’appelle Rivière rouge. Il m’a amené à m’intéresser à une langue mixte de la région du Manitoba qui s’appelle le mitchif, avec des mots français et des verbes amérindiens. C’est la langue des Métis. Non seulement, les gens se sont métissés, mais la langue aussi s’est métissée. C’est l’entrée dans le continent nord-américain, le long du Saint-Laurent, de toutes les langues : le basque, l’occitan, les langues des Amérindiens… Et puis on continue dans le territoire, et on va trouver un français qui s’est vraiment modifié.
Il y a aussi le baron de Lahontan. Il a écrit un livre qui s’appelle Dialogue avec un sauvage, un dialogue entre un Français et un Huron. C’est le premier qui prend en compte le fait que les Amérindiens ne sont pas des sauvages, que ce sont des gens, une nation, une culture. C’est le premier qui révèle ce peuple.
Marie : En fait, c’est un peu le projet qui vous emmène, n’est-ce pas ? Vous ne cherchez pas une maîtrise totale, vous vous laissez un peu guider par les occasions qui se présentent…
Didier Bourda : Oui, tout à fait. J’avais dit maladroitement là-bas que j’allais aux marges du français. J’avais cette idée de cheminer dans le langage, y compris quand je parlais de géographie ou de strates souterraines. Pour moi, il y a un sous-sol qui est langagier. La terre, c’est de la parole. Le lac naît là où son nom est déjà. J’ai cette vision du langage premier.
Anissa : C’est une vision qui est très proche des songlines aborigènes : le langage crée la terre, et inversement…
Didier Bourda : Oui voilà, c’est un peu cela. J’ai rencontré les Innus. Il y a des poétesses très importantes parmi les Innus, comme Joséphine Bacon, Rita Mestokosho, Natasha Kanapé Fontaine, etc. Évidemment, tout cela nourrit mon récit. Mais « l’Indien » du langage, c’est moi ! Ce n’est pas « l’Indien » que j’étudie, bien sûr que non. Je n’ai rien d’un anthropologue ; mon « Indien » est métaphorique, même si je convoque des faits historiques et géologiques qui sont avérés. Je ne me pose pas non plus en spécialiste. Ce n’est jamais une thèse sur les Montagnais, ou sur l’occupation du territoire par les francophones.
Marie : Ce que j’ai compris, c’est qu’il y a des détails qui tout d’un coup vous poussent, ce que vous appelez des départs qui, parfois, ne vous mènent pas là où vous pensiez.
Didier Bourda : Oui, mais il ne s’agit pas de partir dans tous les sens : vous allez écrire 10 pages mais il y a aussi cette histoire d’occitan écrite bien avant, et puis il y a l’ordinateur, le copier-coller et les liens hypertextes… Dans les 10 pages que vous avez écrites, vous pouvez mettre le texte sur l’occitan que vous aviez avant. Et parfois, de ce côté hybride, naissent des directions. Par exemple, il va y avoir un chien dans le texte occitan. Et vous vous rendez compte que le chien pour les Amérindiens signifie quelque chose. Donc il devient un élément essentiel. La direction peut en être vraiment changée. C’est en cela que le texte ne va pas où il veut.
Ce n’est pas moi qui ai décidé de parler de Lahontan, puisqu’au début je parlais du fameux baron de Saint Castin qui était devenu chef amérindien. Et en fait, ce brave baron de Saint Castin ne collait plus à mon histoire d’entrée dans le territoire. Il est resté dans la région de Boston, alors que moi je voulais davantage entrer dans le territoire : le Saint-Laurent, le basque, le béarnais, les Amérindiens, les francophones… Puis la personnalité de Lahontan a pris le dessus. C’est lui qui est entré, donc je l’ai suivi. Et Lahontan, ça veut dire la source…
Autour des coulisses d’une lecture-concert : la pièce sonore Trente-six minutes, cinquante-cinq secondes
Marie : Vous parlez de l’hybridation dans votre écriture, et cela me permet de rebondir sur le travail que vous faites avec le musicien minimaliste Sylvain Chauveau, dans le cadre du festival Midi Minuit Poésie notamment. On s’interroge sur vos motivations à travailler avec un musicien. Est-ce indispensable à votre travail d’écriture et de poésie, ou est-ce occasionnel ? Est-ce quelque chose que vous faites depuis longtemps ?
Didier Bourda : Ce n’est pas indispensable. Au début, je n’écris pas des pièces sonores ou du théâtre, par exemple. J’écris de la poésie. Mais il se trouve qu’on va m’inviter quelque part, et je vais y aller avec un musicien, parce que lire tout seul sur scène, ce n’est pas quelque chose qui m’apporte beaucoup. Je ne suis pas un comédien, on même un pur poète sonore qui est nourri par la scène.
Quand on lit un texte, on le redécouvre. Parce que si je lis Galerie Montagnaise, je ne vais pas lire de la page 1 à la page 55, je vais le redisposer. Peut-être que la page 80 va être avant la page 2 et la page 145 encore avant. Je ne lis jamais un livre sur une scène. Je lis des feuilles de papier. Et je vais revisiter le texte : il parlait certes des Amérindiens, mais il parle aussi d’autres choses.
Pour mener ce travail de collage, je vais beaucoup rayer, il y a certaines lignes qui vont revenir, des répétitions et des boucles sonores qui vont s’installer, jusqu’à devenir une composition, une pièce sonore. Je ne saurai même plus que c’est Galerie Montagnaise parce que je vais l’appeler autrement. Je vais l’appeler Innu ou Lahontan ou je ne sais quoi. Ce nouveau texte là naît de ce découpage, de ce réagencement.
Et ce travail, il est intéressant, amusant et gratifiant de le faire avec un musicien que l’on connaît. On aborde des questions de rythme et de collage. C’est un travail minimaliste qui ne convoque pas un flot de mots, c’est quelque chose qui est de l’ordre de la partition. Travailler avec un musicien, un compositeur devient un projet intéressant, un projet autonome, avec un autre titre.
Marie : Le samedi 14 octobre, vous allez proposer la pièce sonore Trente-six minutes, cinquante-cinq secondes au Lieu Unique, dans le cadre du festival Midi-Minuit-Poésie. Comment vous préparez-vous vos lectures-concerts ? Vous venez de nous dire que vous travaillez les pièces sonores en amont. Combien de temps cela vous prend-il, et cela vous crée-t-il des inquiétudes ?
Didier Bourda : J’arrive à Nantes lundi, et samedi soir je joue au Lieu Unique. Le texte je l’ai, mais je ne sais absolument pas ce qu’on va faire avec le collègue musicien…
On a déjà travaillé ensemble une semaine au mois de janvier. J’avais amené un texte que nous avons revu à deux. C’est le texte qui va sortir ce week-end. Mon collègue est un musicien minimaliste, donc il aime bien qu’il y ait peu de mots sur la page. Alors, il a enlevé des mots, et il a mis en face sa version. On a passé une semaine à y travailler, et on a beaucoup chronométré les choses. On n’y a pas retouché depuis, puisqu’après on ne se revoyait pas. Je vais amener mon texte, et Sylvain Chauveau va amener des sons qu’il a déjà. Il a amené une guitare, mais aussi des petites percussions, des boucles sonores et du matériel.
Je n’ai pas de difficultés à modifier certains passages, à combiner le tout. On lit, et en fonction de l’écoute, de mon ton de voix, on voit si cela fonctionne bien. Lui, de l’autre côté, il perçoit des sonorités, des rythmes, il a des choses à proposer en face. Donc en fait, on ramène du vocabulaire. Chacun amène sa boîte à outils.
Marie : La boîte à outils, vous l’amenez le jour de la lecture-concert ? Vous n’allez pas répéter cette semaine ?
Didier Bourda : On l’amène au début de la répétition. Là, on travaille ensemble mercredi, jeudi et vendredi. Je connais mes textes, je sais ce qui peut aller et ce qui peut être supprimé. Je n’ai aucune difficulté à lire quelque chose à voix haute et à le rayer ensuite. Il y a cette facilité à combiner, enlever, laisser du temps à l’autre, savoir ce que l’autre fait, épouser le rythme des boucles sonores de l’autre, son vocabulaire à lui. Ce sont des choses que j’ai travaillées avec un musicien improvisateur, l’accordéoniste Jesus Aured. Il faut beaucoup écouter ce que fait l’autre, et avoir toujours une liberté par rapport au texte. Le texte est une matière. On oublie le recueil, et on remanie le texte sur des feuilles.
Marie : En fait, vous êtes toujours en train de travailler vos textes même après les avoir finis.
Didier Bourda : Oui ! Même s’il est publié, je le revisite, et je continue à le questionner.
Anissa : Vous avez une certaine flexibilité par rapport à votre texte. Vous ne sacralisez pas vos recueils, comme si vous les voyiez toujours comme une matière à créer que vous pouvez renouveler.
Didier Bourda : Voilà ! Certains de ces textes peuvent se retrouver dans d’autres livres. En fait j’écris, je questionne mon présent. Il y a une dynamique à créer, j’écris pour être dans une dynamique. La vie en nous doit se bâtir une histoire. On n’est pas vivant spontanément, il faut qu’on le devienne. Et les œuvres d’art nous jettent dans une dynamique. Il y a une question du vivant de l’œuvre qui continue hors de son image d’objet.
Cet entretien a été réalisé le 12 octobre 2023, dans le cadre du festival MidiMinuitPoésie#23