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Entretien
avec Bénédicte Vilgrain
par Deborah, Chloé, Mélanie (1ère L1) et Stella, Khalun, Irina, Théa, Hana (1ère L2)
1. Pourquoi cette passion pour la langue tibétaine ? Et comment est-elle née ?
Commençons par « comment est-elle née » ; à l’époque où j’avais (plus ou moins) vingt ans (1976-1980 environ), beaucoup de gens s’intéressaient à la poésie chinoise, aux idéogrammes chinois, aux idées que véhiculaient ces idéogrammes : l’identification entre écrit et dessin, l’aspect très concret de l’écriture, la mise en rapport d’idées abstraites avec des choses du monde réel-- telle qu’on la trouve dans … : avez-vous entendu parler de ce texte fondateur de la pensée chinoise, le Yi King, ou « Livre des Transformations », qui projette les 360° du cercle sur les 365 jours de l’année ? Qui met en rapport le nord avec l’hiver/la nuit, le sud avec le midi et l’été, l’eau dormante avec le dessin d’une ligne pleine insérée entre deux lignes brisées, et organise toutes sortes d’autres rapports cosmogoniques dont on déduit des prédictions pour l’avenir ?
Bref, le chinois, la poésie chinoise, les conceptions et doctrines chinoises (sur le plan philosophique ou spirituel et non, comme aujourd’hui, sur le plan technologique ou économique), intéressaient beaucoup de gens à l’époque. Et moi aussi. J’ai travaillé sur des relevés de rituels, établis par des missionnaires jésuites en Chine, pour un théâtre d’ombres qui souhaitait renouveler son répertoire. Alors, pourquoi n’avoir pas étudié le chinois ? J’avais commencé la typographie (la manipulation de lettres de plomb pour l’impression) et, un jour, je suis tombée sur un manuel de tibétain (chez quelqu’un qui avait beaucoup voyagé) J’ai eu tout de suite le coup de foudre pour les lettres tibétaines. Ce ne sont pas des idéogrammes comme en chinois. Ce sont des lettres inspirées du dessin de l’alphabet sanscrit. Elles sont fines, magnifiquement dessinées.
2. Pourquoi avoir choisi la grammaire tibétaine comme prétexte à écrire de la poésie ?
J’avais décidé d’établir un relevé des proverbes tibétains en les classant par ordre alphabétique. Mais, en tibétain, la première lettre du mot n’est pas toujours (n’est même pas très souvent) la lettre sous laquelle le mot se trouve classé dans le dictionnaire. La syllabe tibétaine, ce n’est pas seulement une consonne + une voyelle. Une syllabe tibétaine, c’est d’abord une lettre dite « radicale » (une consonne), puis des consonnes satellites (des préfixes, suffixes, consonnes « souscrites » ou « suscrites ») ; là-dessus, la voyelle est posée sous forme d’accent (comme en arabe). Et toutes ces lettres satellites ont des numéros dans des listes de consonnes. Il y a tant et tant de consonnes préfixes, tant et tant de consonnes suffixes, dont le classement dicte dans le dictionnaire l’ordre d’apparition des mots. J’ai donc pensé que ces lettres chiffrées devraient aussi servir au classement de « mes » proverbes. De là, je suis venue tout naturellement à étudier le poème fondateur de la grammaire tibétaine, qui recense (au VIIe siècle) les différentes classes de lettres : la série « ka », la série « a », les lettres suffixes et celles qu’on doit aussi retenir pour préfixes… À l’époque, j’étais très intéressée par la poésie d’un auteur dont vous avez peut-être entendu parler, qui s’appelle Jacques Roubaud. Je pensais que le goût de Jacques Roubaud pour les chiffres (il est aussi mathématicien) allait de paire avec sa connaissance de la métrique. J’avais très fort le sentiment qu’on ne pouvait pas aborder la poésie sans étudier sérieusement la métrique (les lois rythmiques de la composition du vers). Ce texte fondateur de la grammaire tibétaine m’a paru receler, avec son système de chiffres, le secret de la dynamique du langage tibétain. Du coup, mes proverbes traduits sans cette dynamique me paraissaient tout nus, comme sortis du contexte. J’ai cherché à les recontextualiser.
3. Que cherchez-vous à mettre en évidence dans vos textes, à transmettre ?
je souhaite qu’en lisant mes « textes » (qui sont des montages de traductions), les gens perdent les repères auxquels ils sont habitués à l’intérieur de leur propre langage. Je souhaite que nous nous rendions compte combien notre langue induit notre mode de pensée ; or, ce mode de pensée n’est pas le seul au monde. En ce moment, je travaille sur la notion de sujet dans la phrase. Il y a des langues (dont le tibétain) pour lesquelles le sujet n’est pas une notion grammaticalement pertinente. En français, le sujet de la phrase « je marche » est « je », tout comme le sujet de la phrase « je vends du beurre ». Il y a des langues au regard desquelles je suis l’objet de ma marche, tout comme le beurre est objet de mon commerce.
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Alors, « je » dans « je marche » sera grammaticalement traité comme « beurre » dans « je vends du beurre ». C’est difficile à penser, mais quantité de langues déjà disparues ou en train de disparaître forgeaient des visions du monde qui nous resteront éternellement étrangères, à moins qu’on ne décide de se pencher sur le travail de tous les linguistes qui, depuis la fin du XVIIIe siècle en particulier, ont œuvré à la compréhension, à la conservation de ces langues aujourd’hui peu ou pas usitées.
4. Cela nous a semblé difficile à lire. Auriez-vous des conseils de lecture pour aborder vos recueils ?
Après ce que je viens d’énoncer, vous ne vous étonnerez plus, n’est-ce pas, que ça puisse vous paraître difficile ? J’ai passé ma vie à lire des choses qui me paraissaient difficiles ; les choses qui me paraissaient compréhensibles me paraissaient aussi trop proches de moi et, de ce fait, assez peu attirantes. Je suis attirée par ce que je ne connais pas et que, du coup, je n’ai aucune raison de comprendre. En lisant on entend, on regarde ; la lecture imprègne la mémoire et c’est à la lecture d’autres textes ou du même que, plus tard, on s’aperçoit après coup que quelque chose est entré dans votre pensée par une porte dérobée. Les différents chapitres de mon travail, que j’ai appelé « Une Grammaire tibétaine », se suivent et font référence les uns aux autres. Il est donc naturel que certains éléments ne soient compréhensibles qu’au regard de l’ensemble. Mais, dans chaque section, certains éléments peuvent être compris sans contexte, d’autres peuvent être perçus sans être compris. Il faut se contenter de ceux-ci, en espérant que les morceaux perçus, compris ou reçus, finissent par éclairer les autres. C’est aussi ce qui se passe pour moi quand je relis « Une Grammaire tibétaine ». Certains morceaux me sont redevenus étrangers, il m’en faut relire d’autres pour accepter leur existence, admettre que je ne me suis pas trompée le jour où je les ai posés sur le papier. Je ne pense pas qu’on puisse se tromper car, comme le disait le docteur Sigmund Freud, dont vous avez sûrement entendu parler, les erreurs, qui sont constantes, disent beaucoup de la vérité. La vérité d’un moment.
5. Vous avez commencé tout un cycle de publications avec « Une grammaire tibétaine », y a-t-il un ouvrage que vous préférez ?
Je préfère toujours celui sur lequel je suis en train de travailler, je le préfère de beaucoup à ceux qui sont passés. Parce que ceux qui sont passés me sont quand même, quoi que j’en dise, à peu près connus. Le présent, ce qui m’est inconnu, m’ouvre des horizons indispensables, indispensables à une bonne respiration dans la vie.
6. Avez-vous déjà été au Tibet ? Si oui, qu'est-ce qui vous y attire, hormis la langue ?
Le Tibet est un pays occupé, et je n’ai pas eu le courage d’y aller. Mais je suis allée plusieurs fois en Inde, où vivent depuis 1959 de nombreuses communautés de Tibétains. J’y ai voyagé quatre fois entre 1980 et 1990. A cette époque, les Tibétains étaient encore socialement regroupés comme le sont des réfugiés, je pense qu’à présent ils se seront davantage dispersés et intégrés. Il y avait des communautés à Delhi ; d’autres dans le nord (l’Himalaya bien sûr ; Dharamsala, où se trouve le gouvernement du Dalaï Lama en exil) ; dans le sud de l’Inde aussi, où les communautés rurales étaient les mieux conservatrices de la tradition ; une amie tibétaine, l’épouse d’un des professeurs de l’Institut des langues et civilisations orientales de Paris, L’INALCO, m’a permis de voyager auprès des membres de sa famille. Et j’ai aimé leur formidable capacité à s’adapter, à réagir, à s’organiser. Ils sont comme leur langage, qui s’est forgé dans la traduction du sanscrit, la langue du bouddhisme (la spiritualité qu’ils se sont choisis à partir du septième siècle) : ils évoluent en inventant de nouvelles formes. Les biologistes appellent la capacité des vivants à réagir en créant de nouvelles formes la morphogénèse.
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